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Me suis-je raconté cette histoire sur le chemin du retour ? Je ne me souviens de rien, sinon que j’étais paisible et heureux comme je le suis presque toujours quand j’ai communié le matin. Je songeais que ma vie d’adolescent se déroulait dans un univers de monstres, ou plutôt parmi des caricatures de monstres, dont quelques-uns m’aimaient, d’autres me craignaient. Aucune fille n’était venue encore à moi comme dans les histoires, bien que je passe au collège pour être « joli de figure » ; mais je suis maigre et sans muscles. André dit que les filles n’aiment pas les garçons trop maigres. La seule que j’admire, je ne la vois qu’à cheval : aussi inaccessible que Jeanne d’Arc. Elle me méprise trop pour seulement me regarder. Oui… Mais c’est ce que j’aime en elle, qu’il n’y a aucun risque et qu’elle ne descendra pas de son cheval et qu’elle n’ira pas vers moi pour exiger de moi que je renonce à être un enfant et que j’aie le comportement d’un homme… Ai-je pensé cela à ce retour de Lassus ? Ou est-ce encore une histoire que j’arrange ? Les autres filles qui me troublent : les chanteuses à l’église, pressées autour de l’harmonium de sœur Lodoïs… Surtout les filles du pharmacien qui ont un ruban de velours noir autour de leur cou gonflé comme celui des palombes…

Durant ces vacances-là, il ne se passa que le tout-venant de notre étroite vie. Simon n’était plus là. On ne parlait guère de Mme Duport, le bruit courait qu’elle buvait, et même, selon Marie Duberc, qui allait encore chez elle en journée : « qu’elle se levait la nuit pour boire ». La piste Duport-Simon se perdit parmi d’autres ; puis ce fut la rentrée des classes, le retour à Bordeaux ; Maltaverne devint l’île enchantée dont je rêvai jusqu’aux vacances suivantes, — celles qui précédèrent mon entrée en rhétorique. Il ne s’y passa rien d’autre que ceci : les visites de Simon en soutane chez les Duport furent acceptées même par le maire. Maman et le Doyen s’en réjouirent comme d’une victoire, ou du moins ils feignirent de s’en réjouir. M. Duport voyait-il déjà Simon en secret ? Avait-il, dès cette année-là, entrepris de l’enlever à l’Église ? Selon Simon, quand il le rencontrait, il ne lui parlait jamais religion, il se contentait d’être bien aimable, de lui demander conseil parfois sur un sujet ou sur un autre, de lui parler de ses amis politiques qu’il voyait au Conseil général. Il était même très lié avec le jeune ministre Gaston Doumergue : il pourrait tout en obtenir…

Cette année, Simon reste bouche cousue touchant le maire. Il a fallu ce coup de tonnerre de Mme Duport venue hier à la sacristie, après la messe du Doyen, pour lui découvrir le complot de son mari. Selon maman, le maire aurait promis à Simon de prendre en charge son entretien jusqu’à sa licence, et même au-delà, s’il voulait préparer Normale et l’Agrégation.

Il était impossible, selon Mme Duport, de démêler les réactions de Simon. Elle le croyait tenté mais hésitant. Le Doyen avait peur de tout perdre en intervenant. Je l’avais rendu conscient de sa balourdise. Je le vis bien en cette circonstance et qu’il n’espérait plus qu’en moi pour démêler ce qui devait s’emmêler dans l’esprit et dans le cœur d’un petit paysan transplanté au séminaire et devenu tout à coup l’enjeu, à l’échelle d’un chef-lieu de canton, du combat que se livraient en France l’État et l’Église — ou plutôt la franc-maçonnerie et les congrégations.

Moi, je savais que Simon éluderait le débat avant même qu’il fût commencé. Simon doit avoir au séminaire un ami auquel il dit tout ; moi, j’appartiens pour lui à une race divine, je suis le fils de Madame ; il m’aime, c’est vrai, mais je suis à ses yeux aussi inaccessible que l’est pour moi Mlle Martineau ou l’étoile du berger. Il ne dira rien, à moins que…

J’ai toujours préféré écrire que parler : la plume à la main, rien ne m’arrête. Je pourrais, dis-je à M. le Doyen, adresser à Simon une lettre que j’ai dans l’esprit.

— Mais il est plus fort que toi en théologie !

— Il s’agit bien de théologie ! Je sais par quel côté je passerai à l’attaque…

En fait, je ne le savais que depuis deux minutes et cela baignait encore dans les limbes, mais enfin une piste s’ouvrait devant moi.

Le Doyen insistait : « Fais-le parler ! »

— Je vous répète qu’il ne me dira rien. D’ailleurs personne ne dit rien à personne. Je me demande s’il y a des milieux où les gens s’expliquent par demandes et réponses comme dans les romans, comme au théâtre…

— Qu’est-ce que tu vas chercher ? Que faisons-nous d’autre toute la journée ? Que faisons-nous en ce moment ?

— C’est vrai, monsieur le curé, mais une amorce de conversation comme celle-ci, combien en avons-nous eu, vous et moi ? Entre maman et moi, je ne me souviens pas qu’il y ait jamais rien eu d’autre que des jugements passe-partout, très souvent en patois, car ils servent aussi pour les métayers, pour les domestiques. Peut-être est-on séparé par l’âge ou par la différence sociale au point qu’il n’existe pas de langage commun… Mais j’ai observé que les métayers ne parlent pas non plus entre eux : quand ils se rencontrent, ils se demandent : « As déjunat ? » (As-tu déjeuné ?) L’important et même l’unique intérêt de la vie tient dans la nourriture qu’ils ont ou non mâchée de leurs gencives sans dents, comme s’ils ruminaient. Les êtres qui s’aiment, est-ce qu’ils se le disent ? soupirai-je.

Le curé répéta : « Qu’est-ce que tu vas chercher ? »

— Si maman était là, elle ajouterait : « Diseur de riens ! » Oui, et tout serait dit… Mais on peut toujours écrire. Je puis écrire une belle lettre à Simon, qu’il lira, qu’il relira, qu’il gardera sur son cœur…

— Tu es fou d’orgueil, dit le Doyen. Pour qui te prends-tu ? (Et après un silence.) Qu’est-ce que tu lui écriras ? Tu ne le sais même pas, insista-t-il.

— Je sais dans quelle direction je veux aller, ou plutôt je dois aller… Moi, je ne veux rien.

Je croyais me moquer du Doyen, pourtant je ne laissais pas de m’impressionner moi-même. Ce que je voulais écrire à Simon se développait en large et en long sous mon regard intérieur. Il me tardait de l’avoir rédigé pour être sûr que la merveille ne serait pas perdue.

2

Après plus d’un an, je rouvre ce cahier ; interrompu non faute de matière, Ô Dieu ! mais ce que j’ai vécu défiait tout commentaire et surtout tuait l’enfant en moi. Non, ce n’est pas vrai : je suis devenu un autre en demeurant le même. Je ne reviens pas de ce que je pouvais écrire à dix-sept ans. Me voici qui débouche aujourd’hui dans ma dix-neuvième année, et certes de moi-même, je ne noterais rien de ce que j’ai vécu. Mais Donzac attache une importance absurde, selon moi, à mes réactions devant ma vie de chaque jour… Non, pas si absurde. Le fond de tout, c’est que Donzac, infiniment plus intelligent que moi (bien qu’il m’ait écrit un jour : « tu n’es pas tout à fait aussi intelligent que moi, mais presque… ») est d’une stérilité qui l’étonne lui-même : il comprend tout et n’exprime rien. Il ne compose pas, il ne crée pas. Mais c’est trop peu dire : il ne sait pas exposer ; capable de formules saisissantes, non du moindre développement. C’était toujours ma copie qui avait l’honneur d’être lue à toute la classe, jamais la sienne. Il en était plus frappé que moi : « Quand je pense que c’est toi et que ce n’est pas moi ! soupirait-il, que ce sera toi qui deviendras quelqu’un et que moi je ne serai personne jusqu’à la mort ! » Mais c’est là qu’il est merveilleux : il ne trouvait pas que ce fût injuste. Il croit que je serai un écrivain et même un grand écrivain alors que lui restera toute sa vie à apprendre le rudiment à des séminaristes ignares. Mais il croit aussi qu’à partir de n’importe quel texte de moi sur un sujet donné, fourni par la vie telle que je la ressens, il sera capable, lui, André Donzac, de ce dont je suis moi-même incapable, de ce qu’il appelle « la découverte ». La découverte de quoi ? Dans son esprit, il s’agit de mettre à jour le point secret où la vérité de la vie, telle que nous l’expérimentons, rejoint la vérité révélée, — ce révélé qu’il faut dégager d’une gangue qui a durci autour de la parole de Dieu, au long de ces deux millénaires d’histoire de l’Église…