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— Sauf moi.

— Oui, c’est vrai, sauf vous, mais j’ai toujours été Simon pour vous et vous monsieur Alain pour moi, même quand vous aviez quatre ans. Monsieur Laurent, monsieur Alain ! Non, mais dites donc ! Ah ! Putain !

Il était hors de lui. Il hâta le pas. Je devais presque courir pour me tenir à sa hauteur. J’insistai pour qu’il me permît de lui écrire.

— De quel droit vous en empêcherais-je ?

— Mais promettez-moi aussi que vous lirez ma lettre. Cette fois, j’avais dû trouver l’accent qu’il fallait. Il s’arrêta, nous étions à l’endroit où la prairie fait un coude. Les ombres des peupliers étaient longues. Il devait être cinq heures. Simon me dit :

— Mais oui, monsieur Alain, je lirai votre lettre, je vous répondrai. Calmez-vous. Mais que pouvez-vous savoir de plus que les autres à mon sujet ?

— Une première chose que je puis vous dire tout de suite, non pas de moi-même, mais de la part du Seigneur…

Il ne put que murmurer : « Ah ! Bé ! Alors ! » C’était jouer gros jeu. Ma force tenait précisément à ce que je ne jouais pas : j’étais vraiment en proie à l’esprit.

— Ces imbéciles ne savent pas que vous êtes aimé du Seigneur tel que vous êtes, c’est-à-dire comme le jeune ambitieux que vous êtes. Il n’y a pas une part de vous qui ne soit aimée, et l’ambitieux qui domine en vous pour l’instant, pourquoi ne le serait-il pas ?

Bien que pas un muscle de sa face ne bougeât, je le sentais attentif. J’insistai :

— Ils sont aussi aveugles les uns que les autres. Ce que nous savons, vous et moi, Simon, c’est que l’Église a beau ressembler à cette vieille tuyauterie hors d’usage dont se moque le maire et que maman et M. le Doyen confondent avec la vérité, nous savons, nous, qu’à travers toute cette antique canalisation coulent non pas à flots, coulent avarement mais coulent tout de même les paroles de la vie éternelle…

C’était du Donzac que je récitais, mais je n’en avais aucune conscience. Simon murmura :

— Eh ! Bé ! Dites donc, et l’ambitieux dans tout ça ? Vous ne savez pas ce qu’ils me proposent. Vous parlez vous-même de vieille canalisation… La vie, la vérité de la vie, vous savez bien qu’elle ne passe plus par là.

— Non, au fond, je ne suis pas d’accord avec ce que je vous disais de la vieille canalisation, parce que l’Église de Rome, sa liturgie, sa doctrine et même son histoire à la fois sainte et criminelle, son art enfin tel qu’il s’incarne dans la cathédrale, dans le Grégorien, dans l’Angelico, c’est ce qu’il y a de plus beau au monde, — alors que ce qu’incarnent M. Loubet, M. Combes, le Grand et le Petit Palais de Paris, c’est à mes yeux l’époque la plus basse de l’histoire humaine… Mais laissons cela. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce qui est en jeu, c’est Simon Duberc, sa destinée temporelle et en même temps son destin éternel. Or écoutez-moi bien : quoi que fasse briller à vos yeux M. Duport, ce franc-maçon de chef-lieu de canton, et quand même ce serait une place de choix auprès du sénateur Monis, ou même à Paris auprès de Gaston Doumergue…

— Comment le savez-vous ?

Comment le savais-je ? J’avais mis dans le mille, non pas tout à fait au hasard : ce Doumergue était venu inaugurer notre Comice agricole l’année dernière et M. Duport lui avait présenté Simon.

— Je sais ce que le Seigneur veut que je sache. Mais écoutez-moi bien : Dans le civil, vous aurez beau faire, vous serez plus ou moins utilisé par le parti, mais sauf un don de parole éclatant que vous n’avez pas, vous resterez un subalterne, vous ne déboucherez sur rien d’important, il vous manquera toujours…

J’hésitai : j’avais peur de le froisser. Les seuls mots qui me venaient, c’était l’expression dont maman usait toujours : « l’éducation première ». Simon me devina.

— Eh ! Bé ! Oui ! Je serai toujours un paysan, un cul-terreux, et en plus un ancien apprenti-curé.

— Ce n’est pas cela que je voulais dire, mais songez-y : la soutane change un homme, à la fois spirituellement et socialement. La soutane, c’est un changement de peau. Le bâton de maréchal dans la giberne du simple troufion, quelle blague ! En revanche, le chapeau de cardinal suspendu dans le dos d’un petit séminariste intelligent, il existe, croyez-moi, et il dépend de vous de le décrocher. Oui, tout dépend de votre volonté et de votre intelligence. Ce qui ne vous empêcherait pas d’être un bon prêtre, fidèle à son devoir d’état, et même un saint prêtre. Les saints évêques ne manquent pas, ni même les saints cardinaux.

Quel trait de génie ! Je sanctifiais la première place à laquelle Simon aspirait. Il hochait la tête : « Tout ça, c’est l’histoire ancienne, c’est fini, la page est tournée. Combes a sonné l’hallali de l’Église… »

— Allons donc ! L’Église, empire de 500 millions d’âmes, tiendra le coup, croyez-moi, contre ce qui se passe dans sa province de France, parce que le clergé tant régulier que séculier, a été idiot, a donné dans tous les pièges tendus par les politiciens de la droite nationaliste et que les fidèles, moutons de Panurge, les ont suivis…

— Ah ! Vous reconnaissez que nous avons eu des torts ?

— Mais tous les torts, bien sûr, et le mot me semble trop faible, parce que la complicité avec les faussaires de l’état-major pour maintenir un innocent au bagne, c’est impardonnable. Oui, il faudra que l’Église le paie jusqu’à la dernière obole.

Simon me regardait, bouche bée.

— Vous reconnaissez que Dreyfus est innocent ? Ça alors !

— Mais Simon, je reconnais ce qui crève les yeux : que le stupide anticléricalisme de Combes est à l’exacte mesure du stupide cléricalisme qui régnait, qui règne toujours de notre côté : nous pouvons l’étudier ici même, dans notre chef-lieu de canton, comme au microscope dans une goutte d’eau : le comportement de ma mère avec ses métayers obligés de mettre leurs filles chez les sœurs, l’institutrice laïque, la « demoiselle » traitée en pestiférée, parquée dans un coin de l’église…

Simon murmurait : « Mais alors… »

— Mais alors quoi ? Qu’il n’y ait pas une once de christianisme authentique chez ces prétendus chrétiens, et qu’ils soient traités comme ils méritent de l’être dès ce monde-ci, cela ne change rien aux données du problème posé à un jeune abbé désireux de se pousser à la première place. Ce qu’il faut, c’est bien vous orienter dès le départ, mettre le cap sur Paris, sur l’Institut catholique, puis si possible sur Rome. L’important, c’est de devenir indispensable à l’un de ceux qui s’agitent à la surface de l’Église et qui tous ont besoin auprès d’eux d’une tête comme la vôtre, « une tête où tout entre », comme dit maman. Ils ne sont pas forts pour la plupart.

— Je ne suis pas fort moi non plus.

— Bah ! L’important, c’est « la tête où tout entre ». Vous avez la base, j’imagine ? Un thomisme d’usage courant, ce que Donzac appelle « un thomisme imperturbable »…

Nous étions arrêtés au centre de la prairie, face à la maison. Simon, qui lui tournait le dos, ne vit pas deux masses noires, maman et le Doyen, avancer sur le perron. Dès qu’ils nous eurent aperçus, ils rentrèrent en hâte.

— Bien entendu, Simon, il faudra vous mettre au courant de l’erreur que vous devrez combattre, du modernisme. Connaissez-vous, si peu que ce soit, Newman, Maurice Blondel, Le Roy, Loisy, Laberthonnière…

Il avoua piteusement qu’il connaissait à peine leurs noms.

— Donzac aura vite fait de vous fournir une bibliographie.

— Mais il les admire ?

— Oui, mais il s’étonne souvent de la stupidité de leurs adversaires et de leur ignorance, et de ce qu’il faudrait leur opposer du point de vue thomiste. Il saura à merveille vous armer contre eux, tout en vous donnant l’air de n’être pas un esprit rétrograde. D’ailleurs, la théologie, c’est la base. L’important sera de bien choisir votre spécialité, le Droit Canon par exemple, ou enfin une science de cet ordre dont je serais bien incapable de vous rien dire, moi dont la tête est ainsi faite qu’il n’y a que certaines choses qui y entrent.