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– Pourquoi veut-on m’embrigader dans l’armée? dit Vassia en regardant son ami droit dans les yeux. Pourquoi? Quel est mon crime?

Les cheveux se dressèrent sur la tête d’Arkadi. Il ne voulait pas en croire ses oreilles; il se tenait penché sur son ami, en proie au désespoir le plus violent.

Il revint à lui une minute plus tard. «Ce n’est que passager!» se dit-il, livide, les lèvres tremblantes. Il s’habilla fébrilement, car il voulait courir chez un médecin. Soudain Vassia l’appela. Arkadi se précipita vers lui et l’embrassa comme une mère dont on veut enlever l’enfant…

– Arkadi, Arkadi, surtout ne le dis à personne! Tu m’entends bien? C’est ma faute. Aussi faut-il que moi seul j’en subisse les conséquences…

– Allons, allons, Vassia! Reviens à toi, remets-toi!

Vassia poussa un soupir et des larmes silencieuses se mirent à couler sur ses joues.

– Pourquoi la tuer, elle? En quoi est-elle responsable, la pauvrette?… prononça-t-il d’une voix étouffée, navrante. C’est mon péché à moi, c’est mon péché…

Il se tut pendant quelques instants.

– Adieu, mon amour! Adieu, mon amour! chuchota-t-il en hochant sa pauvre tête.

Arkadi se ressaisit et voulut courir chez le docteur.

– Allons-y, il est temps! s’écria Vassia, ayant remarqué le mouvement d’Arkadi. Allons-y, mon vieux, je suis prêt! Accompagne-moi!

Il ne dit plus rien et regarda Arkadi d’un œil triste et méfiant.

– Vassia, ne me suis pas, je t’en supplie! Attends-moi ici. Je reviens tout de suite, répétait Arkadi en perdant la tête et en saisissant sa casquette pour aller chercher le médecin.

Vassia se rassit tout de suite. Il semblait placide et obéissant, mais une décision désespérée brillait dans son regard. Arkadi revint sur ses pas; il prit le canif ouvert qui traînait sur la table, jeta un dernier coup d’œil sur le malheureux et sortit en courant.

Il était près de huit heures. Depuis quelque temps, la lumière du jour éclairait la chambre.

Arkadi ne trouva personne. Il courait la ville depuis une heure, mais tous les médecins dont il apprenait l’adresse par les concierges qu’il interrogeait étaient partis, les uns à leur service, les autres pour leurs affaires. Un médecin, cependant, était en train de recevoir ses malades. Il questionna son domestique longuement, pour savoir de la part de qui et pour quelle affaire Néfédévitch se présentait chez lui; il voulut même qu’on lui décrivit son visiteur matinal. Finalement, il déclara qu’il avait trop à faire, qu’il ne pouvait venir et qu’il fallait transporter les malades de cette catégorie à l’hôpital.

Alors, Arkadi, désespéré, car il ne s’attendait nullement à une pareille solution, planta là tous les médecins et s’élança à la maison, tremblant pour Vassia. Il pénétra en courant dans son appartement Mavra, comme si rien n’était, cassait du bois pour allumer le poêle. Il entra dans la chambre. Vassia avait disparu. Il était sorti.

«Où est-il, le malheureux? Où a-t-il pu aller?» se demandait Arkadi, glacé d’horreur. Il se mit à questionner Mavra, mais la bonne femme ne savait rien. Elle ne l’avait même pas entendu sortir. Néfédévitch se précipita chez les gens de Kolomna. Dieu sait pourquoi, il eut l’idée que Vassia pouvait s’y trouver.

Il y arriva vers neuf heures et demie. Là-bas, on ignorait tout. Arkadi, hagard, effrayé, commença par demander si Vassia était là.

La vieille femme faillit se trouver mal et dut s’asseoir sur le canapé. Lisanka, toute tremblante, se mit à le questionner. Mais qu’y avait-il à dire? Arkadi Ivanovitch inventa vite une histoire à laquelle personne évidemment ne voulut croire, puis il repartit comme il était venu, laissant tout le monde dans un état de tristesse et d’inquiétude indicibles. Il courut à son bureau, pour ne pas arriver trop en retard et pour y faire son rapport afin qu’on avisât. En route, l’idée lui vint que Vassia pouvait se trouver chez Julian Mastakovitch. C’était assez probable. Arkadi y avait pensé même avant d’aller à Kolomna. En passant en fiacre, devant la maison de Son Excellence, il avait voulu s’arrêter; mais tout de suite, il s’était ravisé et avait continué sa route. Il résolut de se renseigner d’abord à son bureau. Si là-bas il n’y avait rien, il se présenterait chez Son Excellence, ne fût-ce que pour faire son rapport sur Vassia. Il fallait en effet que le rapport fût présenté à quelqu’un.

Dès l’antichambre, il se vit entouré par ses collègues, pour la plupart du même grade que lui. Tous se mirent à le questionner sur ce qui était arrivé à Vassia, En même temps, tous lui apprirent que Vassia était devenu fou et que sa folie consistait à se croire désigné pour être versé dans un bataillon disciplinaire, et ceci pour avoir négligé son travail.

Arkadi Ivanovitch répondait à tout le monde ou, pour mieux dire, ne répondait à personne en particulier. Il n’avait qu’un seul désir, celui d’entrer dans les bureaux. En passant par les divers services, il apprit que Vassia se trouvait chez Julian Mastakovitch, que tout le monde y était et qu’Esper Ivanovitch s’y était rendu également Il hésita un moment quelqu’un parmi les hauts fonctionnaires lui demanda où il allait et ce qu’il désirait. Il dit quelque chose en mentionnant Vassia et se dirigea droit vers le cabinet du grand chef. La voix de Julian Mastakovitch arrivait jusqu’à lui.

– Où allez-vous? demanda quelqu’un devant la porte.

Déjà il se préparait à rebrousser chemin, quand il aperçut le pauvre Vassia à travers la porte entrebâillée. Alors, il poussa le battant et se faufila non sans peine dans la pièce. Une atmosphère trouble; et confuse y régnait: Julian Mastakovitch paraissait extrêmement contrarié. Tous ceux qui avaient un grade élevé l’entouraient; tous discutaient sans parvenir à prendre une décision. Vassia restait à l’écart. Le cœur d’Arkadi se serra lorsqu’il le vit dans cet état Vassia, blanc comme un linge, se tenait très droit, la tête relevée, les jambes resserrées, les mains à la couture du pantalon, comme se tiennent les recrues en présence d’un supérieur. Il regardait Julian Mastakovitch dans les yeux. On remarqua tout de suite la présence de Néfédévitch. Quelqu’un qui savait que les deux amis habitaient ensemble en fit part à Son Excellence. On conduisit Arkadi vers le chef. S’apprêtant à répondre aux questions que lui posait, Julian Mastakovitch, il le regarda et vit que son visage exprimait une compassion sincère. Alors il fut pris d’un tremblement et se mit à sangloter comme un enfant. Il fit même davantage: il s’élança, saisit la main du grand chef et la porta à ses lèvres en la baignant de ses larmes. Julian Mastakovitch lui-même fut obligé de retirer sa main rapidement, de faire un léger mouvement et de dire: «Allons, mon cher, allons! Je vois que tu as bon cœur.» Arkadi sanglotait et lançait à tout le monde des regards suppliants. Il lui semblait que tous étaient comme les frères de son pauvre Vassia, que tous souffraient et se chagrinaient à cause de lui.

– Mais comment cela lui est-il arrivé? demanda Julian Mastakovitch; pourquoi est-il devenu fou?

– C’est par re-re-reconnaissance…, bredouilla Arkadi Ivanovitch, ne pouvant pas en dire davantage.

Tous s’étonnèrent en entendant cette réponse. Tout le monde trouva qu’il était étrange, inouï même, qu’un homme pût perdre l’esprit par reconnaissance. Arkadi s’expliqua comme il put.

– Mon Dieu, quel malheur! finit par remarquer Julian Mastakovitch; et dire que l’affaire que je lui avais confiée n’était ni importante, ni pressée! Voilà un homme qui s’est perdu pour rien!… Eh bien! qu’on l’emmène!…