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Vint l’oral du bac de français. J’avais une chance sur vingt de m’en sortir. Je m’y présentai sans espoir, comme le condamné à mort à qui on a lié les mains dans le dos, bandé les yeux, demandé s’il veut prononcer une dernière phrase et qui, attendant la salve en bombant la poitrine, devinant l’officier sabre au clair et ses bourreaux fusils en joue à dix pas, commande lui-même le peloton et s’écrie : Feu !

Aucun coup ne partit. Il y eut un miracle. Que pouvez-vous me dire sur le chapitre VII de La Promesse de l’aube ? Comme je restais bouche bée, on crut d’abord que je ne l’avais pas lu. Vous savez, précisa l’examinatrice, ce passage sur un certain M. Piekielny, dans le livre de Romain Gary ? Alors je lui contai la vie de l’auteur, j’analysai le texte et j’en retraçai la genèse, je parlai longuement de ce M. Piekielny, et j’agrémentai le tout de figures de style, métaphores, périphrases et litotes (je donnai même un zeugma en exemple). L’examinatrice me fit des compliments, puis la bise. On se quitta bons amis.

Le soir, quand je rentrai à la maison, personne ne crut bon m’interroger. Mon père, bien qu’il sût à quoi s’en tenir, finit par poser la question : au fait, cet oral ? Pas mal, dis-je, je pense m’en être bien sorti. Si tu t’en es si bien sorti, fit-il en levant les yeux au ciel, disons si tu as plus de 16/20, j’achète des billets pour la finale des jeux Olympiques de Turin. Quelques mois plus tard, en finale, la Suède battait la Finlande 3 buts à 2. Nous y étions.

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Je repensai au but vainqueur de Nicklas Lidström, à la quarantième minute, d’un superbe tir en lucarne, puis je quittai la cour de l’immeuble et descendis la rue Jono Basanavičiaus vers la vieille ville. Au carrefour se trouvait la statue en bronze d’un jeune garçon éploré – mais peut-être étaient-ce seulement des gouttes de pluie. Ce garçon représentait Roman à huit ou neuf ans, regardant très haut vers le ciel, comme pour le prendre à témoin. Au pied de cette statue, ce jour-là, se trouvait une rose. Tout n’était pas foutu : il y avait encore des gens en ce bas monde pour poser des roses aux pieds des écrivains.

Statue de Roman Kacew enfant, Romualdas Kvintas, 2007, Vilnius, Lituanie.

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Je ne me souvenais plus, alors, pourquoi le petit Roman en bronze ruisselant ce jour-là sous la pluie tenait contre son cœur un soulier. Une énième fois je relus la Promesse. C’est au chapitre XI qu’est levé le mystère : il l’avait mangé pour impressionner une brune aux yeux clairs qui s’appelait Valentine.

Mais je n’avais pas oublié les passages sur sa mère qui l’avait élevé, seule, dans Wilno et dans le culte de la France ; les cours de mathématiques et de violon, de danse, de scène, de peinture et de chant qu’elle lui avait offerts, elle qui avait si peu de moyens, à lui qui avait si peu de talent (sauf en littérature, « le dernier refuge, sur cette terre, de tous ceux qui ne savent pas où se fourrer ») ; l’énergie qu’elle avait déployée pour que son fils adoré devînt un homme du monde, puis qu’il l’eût à ses pieds ; les femmes qu’elle lui avait promises (il connaîtrait « les grandes ballerines, les prime donne, les Rachel et les Duse ») ; la gloire qu’elle lui avait promise (il serait Victor Hugo) ; l’argent qu’elle lui avait promis (il s’habillerait à Londres) ; sa foi indéfectible, la certitude qu’elle avait : son Romouchka deviendrait un grand homme.

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Je me souvenais un peu moins des chapeaux pour dames qu’elle avait trimballés, de maison en maison, le « visage illuminé par une volonté maternelle indomptable » ; des voisins qui avaient jugé mystérieuses et louches les allées et venues de cette étrangère, de cette réfugiée russe, avec ses valises et ses cartons ; du recel d’objets volés dont elle avait été accusée puis blanchie, mais blessée, et de la façon dont, ayant pris son fils par la main, elle l’avait traîné hors de l’appartement, dans l’escalier, allant de porte en porte et sonnant, frappant, hurlant qu’elles ne savaient pas, « ces petites punaises bourgeoises », à qui elles avaient l’honneur de parler : son Romouchka serait « ambassadeur de France, chevalier de la Légion d’honneur, grand auteur dramatique, Ibsen, Gabriele D’Annunzio ». Je ne me souvenais pas du « bon gros rire des punaises bourgeoises ». Je me souvenais très bien, en revanche, de la réaction qu’avait eue un autre voisin, un certain M. Piekielny.

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La mémoire est despotique, mouvante et sélective, elle trie arbitrairement, selon son bon plaisir. Ainsi oublie-t-on peu à peu le visage de sa grand-mère, mais demeure le souvenir vivace, précis, immuable, d’une partie de scrabble avec elle. Où donc est la logique ? Je n’en sais rien. On oublie les titres des films qu’on a vus, des livres qu’on a lus, et on se souvient d’une scène, d’une phrase, ou de tout un chapitre. Je n’avais pas oublié le chapitre VII de la Promesse. Ni bien sûr le nom de Piekielny.

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« La dramatique révélation de ma grandeur future, faite par ma mère aux locataires du no 16 de la Grande-Pohulanka, n’eut pas sur tous les spectateurs le même effet désopilant. Il y avait parmi eux un certain M. Piekielny – ce qui, en polonais, veut dire Infernal. » Ainsi commence le chapitre VII de La Promesse de l’aube.

Gary précise d’emblée que « jamais un nom n’alla plus mal à celui qui en fut affublé ». M. Piekielny, écrit-il, « ressemblait à une souris triste, méticuleusement propre de sa personne et préoccupée ; il avait l’air aussi discret, effacé, et pour tout dire absent, que peut l’être un homme obligé malgré tout, par la force des choses, à se détacher, ne fût-ce qu’à peine, au-dessus de la terre. C’était une nature impressionnable, et l’assurance totale avec laquelle ma mère avait lancé sa prophétie, en posant une main sur ma tête, dans le plus pur style biblique, l’avait profondément troublé ».

Aussi, quand il lui arrivait de croiser le petit garçon dans l’escalier, Piekielny s’arrêtait pour le contempler gravement, parfois l’invitait dans son appartement, lui offrant tantôt des soldats de plomb, tantôt une forteresse en carton, des bonbons ou des rahat-loukoums : « Pendant que je m’empiffrais – on ne sait jamais de quoi demain sera fait – le petit homme demeurait assis en face de moi, caressant sa barbiche roussie par le tabac. » Et puis un jour, poursuit Gary, « vint la pathétique requête, le cri du cœur, l’aveu d’une ambition dévorante et démesurée que cette gentille souris humaine cachait sous son gilet ». Son regard plongé dans celui de Roman « avec une muette supplication », « une flamme d’ambition insensée » brillant dans ses yeux, la souris triste dit au jeune garçon que « les mères sentent ces choses-là » : peut-être deviendrait-il vraiment quelqu’un d’important, peut-être même écrirait-il dans les journaux, ou des livres. Alors, penché vers lui, ayant mis une main sur son genou, il baissa la voix et lui dit : « “Eh bien ! quand tu rencontreras de grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire… Promets-moi de leur dire : au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait M. Piekielny…” »

Gary nous apprend alors que « la gentille souris de Wilno a depuis longtemps terminé sa minuscule existence dans les fours crématoires des nazis, en compagnie de quelques autres millions de Juifs d’Europe », mais que lui, au gré de ses rencontres avec les grands de ce monde, s’est toujours acquitté scrupuleusement de sa promesse : « Des estrades de l’ONU à l’Ambassade de Londres, du Palais Fédéral de Berne à l’Élysée, devant Charles de Gaulle et Vichinsky, devant les hauts dignitaires et les bâtisseurs pour mille ans, je n’ai jamais manqué de mentionner l’existence du petit homme et j’ai même eu la joie de pouvoir annoncer plus d’une fois, sur les vastes réseaux de la télévision américaine, devant des dizaines de millions de spectateurs, qu’au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny, Dieu ait son âme. »