Выбрать главу

102

Costume sombre, chemise bleu ciel et cravate, Bernard Pivot face caméra présente Romain Gary, « invité ce soir pour une émission spéciale consacrée à sa vie et à son œuvre ». Zoom de la caméra sur le dernier roman de l’auteur, couverture crème, un liseré noir, deux liserés rouges, image un peu vacillante avec Rachmaninov en fond sonore, et Gary apparaît alors à l’écran, costume sombre, chemise blanche et cravate (c’était ça ou le poncho mexicain), cheveux mi-longs, poivre et sel, barbe d’argent, yeux en saphir, gueule de moujik devenue gueule de barine, la même qu’au temps de sa jeunesse – avec en prime les sillons du désenchantement. Il n’a pas l’air dans son assiette, mais alors pas du tout, c’est le moins qu’on puisse dire, quelque chose le tracasse et sur le coup, personne ne sait pourquoi.

103

On le saura bien plus tard. La vérité, on l’apprendra dans un livre aujourd’hui introuvable[1]. C’est par hasard qu’un après-midi d’automne il s’est retrouvé dans des mains qui étaient miennes et fouillaient les bacs d’un libraire ayant pignon sur rue, boulevard Saint-Michel. Je me revois feuilletant quelques pages, avant de tomber sur un chapitre entièrement consacré à Romain Gary. Il n’en fallait pas plus pour me convaincre : j’achetai le livre et marchai jusqu’au jardin du Luxembourg ; il faisait moins de cent pages, et puis il faisait beau ; je le lus aussitôt.

La maquilleuse y racontait que Gary ce soir de janvier 1980 était arrivé « rue Jean-Goujon – le soir, l’entrée d’Antenne 2 avenue Montaigne était fermée – d’assez mauvais poil, et s’était assis d’assez mauvaise grâce dans le fauteuil où on devait l’apprêter ». Alors, ajoutait-elle, « il vit, dépassant de mon sac, un exemplaire de L’Angoisse du roi Salomon, dernier roman d’Émile Ajar. “Ah, dit-il, décidément, cet Ajar, on ne lit plus que lui !” Puis ce fut au tour de Pivot de passer au maquillage. “Ne lui parlez pas d’Ajar, lui dis-je, il n’a pas l’air de le porter dans son cœur.” Mais Pivot était facétieux : juste avant d’entrer sur le plateau, je le vis poser sa main sur l’avant-bras de Gary et lui dire : “Bon, j’espère que vous aimez Ajar. On va beaucoup parler d’Ajar…” Alors le visage de Gary se décomposa, un voile de stupéfaction assombrit son regard, c’est à peine s’il tenait sur ses jambes, et je crus un instant qu’on allait devoir annuler l’émission. Je compris, plus tard, après sa mort, qu’il y avait eu ce soir-là quiproquo : Gary avait cru que Pivot connaissait son secret, qu’il avait percé la véritable identité d’Émile Ajar, et qu’il allait la dévoiler en direct face à des millions de Français[2]. »

Romain Gary sur le plateau d’Apostrophes

104

Ayant lu cela on regarde après coup l’émission d’un autre œil. Gary n’a pas l’air dans son assiette, mais alors pas du tout, c’est le moins qu’on puisse dire, quelque chose le tracasse et nous savons pourquoi.

Romain Gary, commence Pivot, vous avez été soldat, résistant, diplomate, et vous êtes aujourd’hui écrivain, auteur de nombreux livres à succès parmi lesquels Éducation européenne, Les Racines du ciel, La Promesse de l’aube, Lady L., Clair de femme, mais vous êtes aussi et surtout (Gary devient blême, ça y est, se dit-il, il attaque d’entrée avec Ajar) le fils d’une femme qui très tôt vous a assigné un destin. Alors, continue Pivot, si vous le voulez bien, avançons dans la genèse de vos prétentions. Diriez-vous que grâce à votre mère, demande l’animateur, vous êtes devenu la personne – je dirais même le personnage – que vous êtes aujourd’hui ?

Je crois, répond Gary en s’épongeant le front d’un mouchoir en tissu, que je dois presque tout à ma mère. Comme on le sait, je suis russe… (et le voilà qui s’improvise musicien, d’abord il nous joue du pipeau – la naissance à Moscou, le père acteur de cinéma, la mère qui donnait du Tchekhov debout sur une caisse à savon, etc. –, et puis il sort les violons – « pendant la guerre, des lettres de ma mère me parvenaient régulièrement, alors qu’elle était déjà morte depuis trois ans », etc. –, bref, on connaît la musique).

C’était tout de même, continue Pivot, une mère exceptionnelle. Elle est devenue exceptionnelle, répond Gary, parce que La Promesse de l’aube l’a tirée de l’oubli dans lequel tombent toutes les mères. Il y a des quantités extraordinaires de mères extraordinaires qui se perdent parce que leurs fils n’ont pas pu écrire La Promesse de l’aube, c’est tout. La nuit des temps est pleine de mères admirables, inconnues, ignorées, entièrement inconscientes de leur grandeur, comme le fut ma mère. Il est vrai qu’elle était exceptionnelle par le panache, par la couleur, la flamboyance, mais pas par l’amour. Elle était dans le peloton de tête, c’est tout. Les mères, ce n’est jamais bien payé, vous savez. La mienne, au moins, a eu droit à un livre.

On en arrive à son entrée dans la Carrière. Je crois, dit Pivot, que vous avez d’abord été nommé en Bulgarie, n’est-ce pas ? Gary acquiesce, précise qu’il a commencé deuxième secrétaire à Sofia, et que là-bas on a essayé de le recruter comme espion. Et puis il y va d’une anecdote qu’il répétera plus tard à l’identique sur Radio-Canada : J’avais rencontré une jeune femme, dit-il, et j’étais devenu comme on dit son amant, plus exactement j’avais fait l’amour avec elle, ce qui n’est pas du tout la même chose. Un beau jour, je suis arrêté dans une rue de Sofia par deux messieurs qui me disent : « Monsieur, vous êtes Romain Gary ? — Oui. — Nous avons trouvé là des photos qui vous concernent et nous voulions vous les rendre. » Ils me montrent des photos où je suis tout nu avec la jeune femme en question – en fait un agent de la milice –, nue également dans une position qu’il n’est pas difficile à imaginer, et j’ai dit : « Oui, en effet, rendez-moi les photos. » Ils me rendent les photos et me disent : « Évidemment, nous pourrions également récupérer les négatifs, mais c’est donnant-donnant, il faudrait que vous nous rendiez des services. » Alors je leur ai dit : « Écoutez, Messieurs, vous m’avez photographié à la fin, si vous voyez ce que je veux dire. Et sur la photo je n’ai pas l’air avantageux, j’ai vraiment l’air, sur le plan de la virilité, très piètre. Si vous diffusez cette photo, on ne saura pas que c’est la fin, on croira peut-être que c’est au commencement et l’on croira que je ne défends pas très bien l’image du Français, du représentant de la France à l’étranger, même dans ce domaine-là. Vous allez donc me donner une deuxième chance : nous allons choisir une autre jeune femme, de préférence la fille de votre ministre de l’Intérieur – qui était une blonde ravissante –, on recommence le tout, vous êtes dans la chambre, vous me photographiez entièrement. Vous êtes d’accord ? » Ils ont bégayé quelques mots, ils se sont levés et ils sont partis en me laissant l’addition.

вернуться

1

Maeva Likern, Sans fard et sans retouche – mes quinze ans d’Apostrophes, ou comment j’ai maquillé les plus grands écrivains, éditions Flammarion, 1994.

вернуться

2

Ibid., p. 81.