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On croit que l’écrivain choisit toujours le sujet de ses livres. Prétend-il décrire les mœurs de province ? Il se retire en ermite à Croisset, sue sang et eau pendant cinq ans et nous donne Madame Bovary. Décide-t-il de tenir la chronique de 1830 ? Pendant que le peuple élève des barricades il se barricade dans sa chambre, et le voilà qui en ressort avec Le Rouge et le Noir. Préfère-t-il dépeindre une contre-utopie ? Il rentre dans Londres éventrée, meurtrie, puis lance, à la face du monde, le monde effrayant, totalitaire, de 1984.

Or ce n’est pas toujours le cas, en tout cas pas souvent, pour ainsi dire jamais. Mais après tout, s’il plaît à l’écrivain de penser qu’en ce domaine il est bel et bien tout-puissant, que rien n’est à l’œuvre sinon sa seule volonté, pure, inaltérable, dénuée de contraintes, au nom de quoi viendrait-on lui ôter ce plaisir ? Pourquoi ne pas le laisser se bercer d’illusions ? Faut-il vraiment lui dire qu’en vérité c’est le sujet qui le choisit, bien plus qu’il ne choisit son sujet ? Des événements hétéroclites, en apparence anodins et dont la logique lui échappe, se succèdent dans un désordre trompeur ; peu à peu, voilà qu’ils s’agencent parfaitement, qu’ils font sens ; l’idée germe, chemine et l’écrivain, frappé par l’évidence, se frappe le front, eurêka, il tient son sujet ; le livre est là, il peut déjà le lire en esprit : il n’y a plus qu’à l’écrire.

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Je ne sais si je crois en Dieu ou au hasard – et qu’est-ce que le hasard, sinon le Dieu des incroyants ? Mais il a fallu, pour que naisse l’idée de ce livre, que s’agencent parfaitement bien des subjonctifs imparfaits : que La Promesse de l’aube fût au programme du bac de français ; que sa lecture me fît chavirer ; que des années plus tard un jeune homme devînt mon ami ; qu’il rencontrât une jeune fille et qu’il en tombât amoureux ; que cet amour fût réciproque et durable ; qu’il fît sa demande en mariage sur une plage de Croatie, dans le soleil couchant de juillet ; qu’il me priât d’être témoin de leur amour ; qu’il fût aussi amoureux du hockey ; qu’un tournoi, ça tombait bien, se tînt en Biélorussie ; que le seul avion pour Minsk, pas de chance, fût bondé ; que Vilnius ; que la taverne ; que le portefeuille ; que Western Union ; que telles et telles rues empruntées au petit bonheur ; qu’une plaque commémorative fût apposée ; qu’une phrase, enfin, jaillît du sfumato de la mémoire.

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Dans cette série d’événements hétéroclites, en apparence anodins, j’ai voulu voir un entrelacs d’injonctions. Qui était-elle, cette « souris triste » ? Comment avait-elle vécu ? Qu’était-elle devenue ? Je devais mener l’enquête, je n’avais plus le choix. Il faut savoir s’incliner face à la combinaison des hasards qui gouverne nos vies. Je décidai, peu à peu, de partir à la recherche d’un certain M. Piekielny.

DEUXIÈME PARTIE

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Qui veut naviguer revêt un tricot rayé, une vareuse et, par coquetterie, se couvre le chef d’un bonnet blanc et bleu – lequel, pour plus de fantaisie, peut être surmonté d’un pompon rouge. Qui s’apprête à plonger enfile une combinaison, chausse des palmes, s’équipe d’un masque et se munit d’un tuba. Qui compte mener une enquête se couvre d’un trench, coiffe un chapeau melon, tire quelques bouffées d’une pipe en écume et se pourvoit d’une loupe – ou ne fait rien de tout cela et va sur Google.

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On dit qu’on y trouve à peu près tout ce que l’on veut. On dit moins qu’on y trouve aussi – surtout – ce que l’on ne veut pas, et si l’on tape « Piekielny » dans le moteur de recherche, parmi cent mille autres choses on pourra tomber sur le clip vidéo d’un rappeur polonais, sur l’adresse du Piekielny Ruszt, un restaurant de grillades où j’imagine qu’en plus des grillades on sert aussi de la cuisine polonaise arrosée à la bière, la bonne vieille Piwo descendue d’un seul trait avant d’essuyer d’un revers de manche la mousse écumant sur ses lèvres, ou encore, en page 3 de Google – les abîmes du web –, sur un dictionnaire en ligne confirmant ce qu’a écrit Gary dans la Promesse : « piekielny » en polonais veut bien dire « infernal ». Mais sur un certain M. Piekielny de Wilno, rien.

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En affinant la recherche à renfort de mots-clés, on finit tout de même par tomber sur deux noms :

Johann Piekielny, né le 20 avril 1907 à Łódź en Pologne, déporté à Dachau le 6 mai 1940. Selon un autre site, il serait mort à Mauthausen, à une date inconnue. Se peut-il que ce Johann Piekielny soit celui mentionné par Gary ? Les dates et les lieux ne collent pas : Łódź est à six cents kilomètres de Vilnius où Gary a vécu entre septembre 1921 et août 1925. Johann Piekielny avait alors entre quatorze et dix-huit ans. On l’imagine difficilement en petit homme à la barbiche roussie par le tabac.

Joseph Piekieliński, que l’on appelait le père Piekielny, né en 1897 à Szadek en Pologne, non loin de Łódź mais tout aussi loin de Vilnius. Entre 1932 et 1941, il a été le prêtre de la paroisse de Jaworzno, en Silésie. Arrêté par les Allemands, il fut lui aussi déporté à Dachau, où il est mort en mars 1942. Lui non plus ce n’est pas le Piekielny de la Promesse, celui du no 16 de la rue Grande-Pohulanka.

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Alors qui était-il, ce M. Piekielny, et que savait-on de lui ? Google ne disait rien et Gary pas grand-chose – et le peu qu’il en disait n’était peut-être pas vrai : chaque paragraphe de la Promesse est sujet à caution. Mais si le paléontologiste n’ayant en tout et pour tout que l’humérus et deux vertèbres avait pu reconstituer le dinosaure, que ne pouvais-je en faire autant avec une souris ?

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Gary nous dit donc qu’il ressemblait à une souris triste, méticuleusement propre de sa personne et préoccupée. Il nous dit aussi qu’il avait l’air discret, effacé, pour ne pas dire absent. Voilà pour l’apparence – pour ce qu’on sait de l’apparence. D’où l’on peut déduire qu’il avait une mise élégante, du moins dans la mesure des moyens de l’époque et du lieu : des souliers toujours propres, toujours la même paire mais toujours reluisante, cirés à la salive les jours de Shabbat ; un pantalon noir, ou plutôt anthracite, un peu trop large mais sans ostentation ; sur sa chemise un peu trop grande une cravate, un peu trop courte mais jamais de travers, toujours bien ajustée, nouée comme on devrait toujours les nouer ; des bretelles qu’il se faisait remonter quand il oubliait de les mettre (dans la cour de l’immeuble, il y avait des enfants) ; un gilet, avec là-dessous pour le temps qui passe une montre à gousset, et là-dessus pour le temps qu’il fait une redingote au col de castor, une belle redingote noire, doublée d’astrakan, dont il écartait les pans pour s’asseoir et qu’il portait même hors saison, parce qu’elle lui allait à ravir et qu’il était coquet – et parce que, disait-il, elle réchauffait ses vieux os.