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En juillet 1944, les Allemands déguerpirent. Parce que l’Histoire se répète, et pas toujours comme farce, les Soviets firent à nouveau leur entrée dans Vilnius : ils allaient y rester quarante-cinq ans. Et pendant que les nazis se repliaient sur Berlin, que la 2e DB se dirigeait sur Paris, pendant que le Vercors tremblait mais tenait bon, pendant que les apprentis coiffeurs de l’été 1945 aiguisaient leurs tondeuses et que tout sombrait, Vichy trop tard et Saint-Ex trop tôt, pendant que s’effondrait le Reich mais pas la Tanière sur le Loup, pendant que la Vistule charriait des cendres comme le Styx des âmes, pendant que l’Armée rouge s’enfonçait dans les plaines de Pologne, mettant peu à peu des noms sur Pitchipoï et découvrant ces morts-vivants aux yeux vides, excavés comme des puits de souffrance, morts-vivants dont les corps giacomettesques, décharnés, feraient dire à leurs libérateurs qu’ils avaient honte, alors, d’être bien portants, pendant que le monde, enfin, le vaste monde envers et contre tout poursuivait sa course folle, à Vilnius, donc, on se mit à compter les morts.
Il y en avait soixante-dix mille, sans doute un peu plus, on ne savait pas exactement. Les Allemands en avaient fait brûler la moitié, pour effacer les traces de leurs crimes ; les autres expiaient le péché de leur naissance allongés au fond de trous recouverts de sable et de chaux. Certains étaient nus, d’autres non. Sur ceux-là furent retrouvés des poèmes et des lettres et des centaines, des milliers de clés : jusqu’au bout ils avaient cru qu’on les emmènerait dans des camps de travail, que là-bas ils mourraient sûrement mais qu’avec un peu de chance ils reviendraient, et qu’alors ils rentreraient chez eux comme avant.
Plusieurs de ces clés ouvraient des appartements vides et pillés, jonchés de débris, au no 16 de la rue Grande-Pohulanka. L’une d’elles, peut-être, trouvée au fond de la poche d’une vieille redingote élimée entre une pipe, un peu de tabac et la volute d’un violon, celui d’un certain M. Piekielny.
TROISIÈME PARTIE
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Un soir de septembre où je n’avais rien de prévu, au Lucernaire, théâtre situé dans le VIe arrondissement de Paris, on donnait du Gogol : Le Révizor, comédie en cinq actes dont j’avais jusque-là repoussé la lecture.
Gogol – et c’est bien là, hélas, la seule chose que je partage avec lui – n’avait pas d’imagination. Ou du moins il prétendait ne pas en avoir – ce qui bien sûr était faux : on n’écrit pas Taras Boulba, Le Manteau, Les Âmes mortes et tout le reste sans un minimum d’imagination. Mais comme il pensait n’en avoir aucune, comme il s’en était persuadé, comme il écrivait et qu’il est, somme toute, assez ennuyeux de manquer d’imagination quand on est écrivain, il avait trouvé la parade : il sous-traitait. Vous n’auriez pas une idée ? demandait-il autour de lui, parfois à sa famille, le plus souvent à ses amis. Amis parmi lesquels se trouvait un certain Alexandre Pouchkine, et Pouchkine, c’est peu dire, n’était jamais à court d’idées (il lui avait déjà filé le sujet des Âmes mortes). Comme en octobre 1835 Gogol, lui, était à court d’argent, il prit sa plus belle plume, et il écrivit à Pouchkine. Est-ce que Pouchkine, à tout hasard, n’avait pas sous le coude un sujet, je ne sais pas, moi, une comédie diaboliquement drôle que tu n’aurais ni le temps ni l’envie d’écrire ? Si, dit Pouchkine, justement j’en ai un : en visite en Bessarabie, un journaliste de Pétersbourg a été pris pour un révizor – un envoyé du gouvernement – et accueilli comme tel. Voilà, Nicolaï, fais-en ce que tu veux. Banco, dit Gogol, et en deux coups de cuillère à pot, c’est-à-dire en un peu plus de deux mois, il écrit une pièce qu’un peu moins de deux siècles plus tard on joue encore partout dans le monde, notamment à Paris, rue Notre-Dame-des-Champs, au Lucernaire où je décidai d’aller ce soir-là. Mets ta chapka, dis-je à Marion, nous partons en Russie.
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Car c’est en Russie, dans un « petit trou de province » entre Pétersbourg et Saratov, que se passe cette histoire. Celle d’un immense quiproquo : un révizor arrive d’un moment à l’autre, incognito, de Pétersbourg, envoyé par le tsar dans une tournée d’inspection. Or les notables du coin ont « quelques petits péchés sur la conscience » : à l’hôpital, on laisse mourir les patients ; l’assesseur, au tribunal, sent la vodka ; le directeur des Postes décachette les lettres, « moins par prudence, du reste, que par pure curiosité » ; et le gouverneur accepte volontiers les pots-de-vin. Cris d’épouvante. Branle-bas de combat. À quoi peut-il bien ressembler, ce révizor ? Et s’il était déjà là ?
Voilà deux semaines en effet qu’un jeune homme est descendu dans une auberge ; il n’en sort jamais, vit à crédit, ne dépense pas un kopeck ; il vient de Pétersbourg et se rend à Saratov. Et si c’était lui ? Il a de l’allure, il présente bien, ça ne peut être que lui. Ce jeune homme en vérité s’appelle Khlestakov, il est oisif, il ne fait rien, ou plutôt il fait la noce, roule en fiacre, se fait plumer aux cartes et vit sur les roubles que son père lui envoie. Ce n’est pas lui, le révizor. Mais puisqu’on le prend pour tel, après tout, pourquoi ne pas jouer un mauvais tour à tout ce beau monde ? D’autant qu’il réalise peu à peu tout le profit qu’il peut en tirer : on lui efface ses dettes, on l’invite à déjeuner, on se presse à sa porte pour lui prêter de l’argent, le gouverneur lui offre l’hospitalité, et la fille dudit gouverneur se pâme devant lui (c’est un homme du monde ! Il donne des bals ! À Pétersbourg !).
Il y a des noms de villes qui résonnent aux oreilles de ceux qui en sont loin comme une douce mélodie, enivrante et secrète. Quand on vient d’un petit trou de province quelque part en Russie, Pétersbourg en est un. Pour la fille du gouverneur, le nom de la capitale impériale évoquait les bals qu’on y donnait ; pour d’autres c’était le tsar, les sommités de l’Empire. Dans ce petit trou de province il y avait un homme des plus ordinaires, petit et courtaud, du nom de Bobtchinski. Lui aussi vint trouver le prétendu révizor. Il avait une requête.
Ce soir-là, au Lucernaire, tout se passait à merveille : je brûlais de connaître le dénouement de la pièce (est-ce qu’on allait se rendre compte de la méprise ? comment Khlestakov allait-il s’en tirer ?), superbement mise en scène et divinement jouée, le public riait de bon cœur, je riais avec lui. Jusqu’à l’acte IV, scène 7, où Bobtchinski devait faire sa requête. Et faire prendre à mon enquête un tour inattendu.
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Le Révizor, Gogol.
Acte IV, scène 7 (extrait[3]) :
KHLESTAKOV
N’auriez-vous pas, vous aussi, quelque chose à me demander ?
BOBTCHINSKI
Oh, si, j’ai une grande prière à vous adresser !
KHLESTAKOV
À quel sujet ?
BOBTCHINSKI
Je vous serais extrêmement reconnaissant, quand vous irez à Pétersbourg, de dire à toutes les notabilités de là-bas, aux sénateurs, aux amiraux, que… voilà : « Votre Excellence, ou Votre Altesse, dans telle ville, vit Piotr Ivanovitch Bobtchinski. » Dites bien « vit Piotr Ivanovitch Bobtchinski ».
KHLESTAKOV
Très bien.
BOBTCHINSKI
Et si jamais vous rencontrez l’empereur, alors dites à l’empereur que… voilà : « Votre Majesté Impériale, dans telle ville, vit Piotr Ivanovitch Bobtchinski. »