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Pourtant il n’était pas si vieux, Piekielny. Gary ne nous apporte aucune précision, mais on l’imagine en vieillard cacochyme, jetant à la dérobée un regard sur les chevilles des jeunes filles en juin sous les tilleuls, quand les chapkas dorment au fond de l’armoire, ou sur leurs joues rosies par le froid, en hiver, quand les branches effeuillées des tilleuls ployant sous le blanc est venu le temps de coiffer les chapkas, puis rebrousser chemin clopin-clopant en s’aidant d’une canne.

On a tort. Il est mort pendant la guerre, nous dit son biographe (si trois pages peuvent tenir lieu de biographie), entre quinze et vingt ans après leur rencontre au no 16 de la rue Grande-Pohulanka, au début des années 20. Ce n’était donc pas un vieillard, du moins pas du temps où dans Vilnius qui s’appelait Wilno Gary qui s’appelait Kacew le connut, lui, qu’on appelait Piekielny. Quel âge pouvait-il bien avoir ? Nul ne sait, et peut-être que nul n’a jamais vraiment su : il était de ceux sur qui le temps n’a pas de prise, qui ne marquent aucun âge, qui là-dessus se réservent le droit de garder le silence et, leur pose-t-on la question, s’y dérobent élégamment – à quoi bon parler d’une chose qui change chaque année ?

Il devait avoir entre quarante et cinquante ans. Je veux croire qu’il avait toujours paru un peu plus vieux qu’il ne l’était : jeune, sa barbe de trois jours le vieillissait de trente ans ; vieux, il craignait qu’en la laissant pousser elle le vieillît de trois siècles ; il opta pour la barbiche : on en portait à Paris, cela faisait raffiné. Roussie par le tabac, nous dit Gary – c’est donc qu’il fumait. Et en effet on peut le voir un soir d’hiver, il a longuement marché dans la nuit, sans raison ni but sinon celui d’entendre la neige crisser sous ses semelles en regardant les étoiles, puis, une fois chez lui, il a retiré ses souliers pour réchauffer ses pieds à la flamme du poêle, et le voilà maintenant qui d’une blague en argent retire trois brins de tabac – décidément, ce soir, on ne se refuse rien –, bourre une pipe, l’allume, tire quelques bouffées qui enfument le salon (tant et si bien qu’on ne le voit déjà plus).

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On le retrouve le lendemain à sa fenêtre : Piekielny dans l’or du jour qui se lève avale un café fumant, considère le terrain vague et le dépôt de bois blanchis par la nuit, puis le grand tas de briques qui – souci d’élégance, instinct grégaire ou peur du froid – s’est lui aussi coiffé de blanc, et bon, tout cela est bien beau mais maintenant, au boulot.

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Bien sûr qu’il travaillait. Il n’était pas de ces Luftmenschen désœuvrés, éloignés des contingences matérielles de la vie. Il ne jouissait pas de ses rentes, pas plus qu’il ne vivait aux crochets d’une femme. Il trimait, Piekielny. Que faisait-il exactement ? Sur cela non plus Gary ne nous dit rien. Disons seulement qu’il partait tôt le matin et qu’il rentrait à la nuit tombée. Est-ce qu’il était mécanicien, charpentier, épicier, forgeron, bourrelier, charron, menuisier, fourreur, ferblantier, lapicide, barbier, paysan, tanneur, marchand de tissus, cardeur, vannier, bonnetier ? Je n’en sais rien. Quelqu’un seulement le sut-il ? Et quelqu’un le sait-il encore aujourd’hui ?

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En y repensant je ne crois pas qu’il était épicier ni marchand. Vous l’imaginez derrière un comptoir, déballant son café, ses rahat-loukoums, ses étoffes ou ses soldats de plomb ? Il est tout aussi improbable qu’il fît un métier qui demandait un effort physique important : Piekielny, semble-t-il, était de complexion délicate. La robustesse, très peu pour lui. Ni faucille donc, ni marteau. Ce qui d’office exclut de la liste mécanicien, charpentier, paysan, forgeron, charron, menuisier, ferblantier et tanneur. J’espère enfin de tout cœur qu’il n’était ni bourrelier ni lapicide ni cardeur (je n’ai aucune idée de ce dont il s’agit). Alors quoi ? Fourreur ? Barbier ? Mais le père du petit Roman était fourreur, et nous ne sommes pas assez romanesques. Piekielny devait donc être barbier.

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C’était une échoppe minuscule, dans une ruelle à deux pas de la Grande-Pohulanka, avec pour enseigne une moustache en fer forgé, et là-dessus en lettres d’or : Piekielny, Maître barbier. Là, il vous débarrassait promptement, délicatement, suspendait redingote et chapeau à la patère fixée au mur, puis vous invitait à prendre place sur un vieux fauteuil en bois vermoulu, avec appui-tête et repose-pieds. Alors, il reculait de deux pas, et dans un grand silence solennel, un blaireau à la main, il vous considérait longuement, gravement, comme Michel-Ange et son pic devant ce marbre mal dégrossi qui devait donner le David. Puis il diluait les poudres à savon dans un plat, vous en badigeonnait le visage et, impérial, sans que sa paupière ne clignât ni que sa main ne tremblât, il se saisissait d’un coupe-chou dont la lame, une fois sortie de sa châsse, brillait comme le couperet de la Veuve. Il fallait le voir, alors, en ce fugace instant précédant l’exécution de son art : effroi et volupté se mêlaient dans son œil, comme des milliers de fois ils avaient dû se mêler dans celui de Sanson dont le couteau bien connu rasait large. Comme Sanson il vous mettait en garde, vous priait de ne pas bouger brusquement – du moins si vous teniez à la vie (ce qui pour le coup indifférait Monsieur de Paris) –, puis il retombait dans son mutisme et, appliqué, théâtral, il vous faisait la barbe sans décrocher un seul mot – on peut raser, pensait-il, sans être raseur. Une première fois dans le sens du poil, une seconde à rebrousse-poil, après quoi, ayant éteint à la pierre d’alun le feu du rasoir, il appliquait un baume hydratant de son cru, et posait sur vos joues une serviette, petite et blanche, imbibée d’eau brûlante, qui vous plongeait dans une légère euphorie. Enfin, pour peu que vous fussiez client fidèle et pourvu d’une pilosité abondante, il faisait craquer une allumette à la flamme de laquelle, d’un geste vif et précis, il vous brûlait les poils des oreilles (sa spécialité). Alors, à nouveau il reculait de deux pas, cette fois-ci pour contempler le chef-d’œuvre achevé. Puis le vieux fauteuil pivotait pour faire face à la psyché de bois noir, et le barbier fébrilement attendait votre avis. Fébrilement parce qu’il était un artiste, et qu’il indexait son prix sur la satisfaction du client : un grand-sourire vous coûtait trois zlotys, deux zlotys pour un demi-sourire, rien, si vous restiez impassible (certains en tiraient avantage, qui mimaient le déplaisir pour être exonérés de paiement). Puis il vous rendait redingote et chapeau, et tout en vous tenant la porte il vous remerciait d’être venu et allez, bonne journée. Et pendant que vous repartiez avec votre moustache à la française, à la hongroise ou en brosse, vous arrêtant devant la première vitrine pour vous y mirer aussitôt (on l’a tous fait), Piekielny dans son échoppe bourrait sa pipe et s’accordait un repos mérité. Ou peut-être qu’il se remettait incontinent à l’ouvrage. Mais peut-être aussi que je me trompe et qu’il n’était pas barbier, qu’il ne l’a jamais été, pas plus en tout cas que je ne suis bourrelier, lapicide ou cardeur.