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Il y a une chose en revanche sur laquelle je ne crois pas me tromper : il n’était pas marié, et il n’avait pas d’enfants – c’est du moins l’impression que nous laissent le peu de pages laissées par Gary. Est-ce qu’il avait aimé, Piekielny ? Et s’il avait aimé, l’avait-on aimé en retour ? Il ne lui aurait pas déplu que le soir après sa journée de travail la table fût mise, avec une nappe brodée, des couverts en argent, peut-être aussi des fleurs et des bougies ; qu’au bout de cette table il s’assît comme un roi entouré de sa cour ; que cette cour à l’autre bout fût une jeune et jolie femme qui se tînt en silence, avec les égards que l’on doit à son roi, ou mieux encore qu’elle lui parlât doucement dans le sabir enivrant du shtetl, lui demandât dans un mélange de yiddish et de polonais comment s’était passée sa journée, et alors il aurait haussé les épaules, oh tu sais, et tout en continuant de manger il aurait posé le fruit du labeur journalier sur la table – écrivant cela je peux voir les zlotys briller de mille feux sous les bougies comme brille aussi le regard énamouré de sa femme, or tout porte à croire que lui n’en a rien vu : le roi munificent tous les soirs dînait seul ; il n’avait d’autre cour que celle, selon les saisons enneigée ou gorgée de soleil, qu’il voyait en contrebas, à travers la fenêtre.

Comme tout un chacun il avait eu son histoire d’amour ; il était encore jeune et c’était un mardi. Une femme gantée, fardée, chapeautée, s’était présentée dans son échoppe en plein mois d’août ; que pouvait-elle bien lui vouloir ? Monsieur, avait-elle dit, mon mari est infirme et sa barbe massive. Venez chez nous, coupez-la-lui, je paierai double. Piekielny ce jour-là n’avait pas de client ; il l’avait suivie, son blaireau dans une poche, son coupe-chou dans l’autre, sa pipe à la bouche. Ils étaient arrivés devant une immense bâtisse, et l’avaient traversée jusqu’à la chambre à coucher où Piekielny s’était retrouvé en compagnie de la maîtresse de maison – et en l’absence du maître des lieux. Il ne va pas tarder, avait-elle dit. En attendant, je continuerais volontiers à vous faire la visite, mais je suis un peu fatiguée. Vous permettez que je m’allonge un instant ? Piekielny avait permis, et la femme gantée, fardée, chapeautée, avait ôté ses gants puis son chapeau puis le reste (il fait bien chaud, ici, vous permettez que je prenne mes aises ? Piekielny avait permis), après quoi elle l’avait invité à rejoindre sa couche. Alors Piekielny l’avait entreprise par-devant, par-derrière, derechef par-devant mais en amont, au niveau du visage, par équité plus que par simple plaisir, afin qu’aucun orifice ne s’estimât lésé. Ils étaient savamment imbriqués l’un dans l’autre quand le mari était apparu dans la chambre, étonné puis furieux, massivement barbu, pas infirme du tout. Des années plus tard, certains jureraient avoir vu ce jour-là un petit homme à la barbiche pas encore totalement roussie par le tabac courir nu dans les rues de Wilno, une pipe à la bouche, ses vêtements à la main. Depuis, rien. De l’amour, Piekielny ne connaissait plus que le mot ; il n’avait eu personne dans sa vie. Ni fée du logis contre qui se blottir dans des draps frais, ni même une terrible Piekielnya peu douée pour les élans de tendresse, une vieille femme revêche qui lui aurait fait une scène quand ayant bu à longs traits, défait des corsages, refait le monde et balayé d’un revers de main l’inévitable panache de fumée – celle des pipes, épaisse, s’agrégeant à celle, plus claire, des haleines enivrées –, il serait rentré dans la nuit d’un de ces cafés interlopes que dissimule la pénombre d’une arrière-cour pour s’effondrer de tout son petit poids sur le lit conjugal. Même cela qui pourtant est si peu il ne lui avait pas été donné de le connaître, et un jour il mourrait.

Un jour comme un autre – et bien qu’il eût, des années durant, secrètement espéré se voir exempté de cette obligation qu’il trouvait méprisable – il mourrait. Qui, alors, se souviendrait de lui ? Qu’une stèle – une pauvre matzevah en pierre grise, posée de guingois, gagnée par les mauvaises herbes et dépourvue de galets – pût attester, seule, de son passage ici-bas lui était intolérable. Et s’il daignait se soumettre aux diktats du Ciel, il ne pouvait laisser le sort de sa mémoire sur les genoux de Dieu ; il se résignait à la mort ; pas au silence séculaire : il refusait que son nom mourût avec lui. Il fallait qu’au mépris des lois du temps quelqu’un quelque part le prononçât quelquefois, ce nom de Piekielny. À Vilnius ou ailleurs. À Paris par exemple, d’où je décidai de poursuivre mon enquête lituanienne : il était temps d’écrire une lettre.

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C’était le 9 octobre 2014, un mercredi ou un jeudi. Je m’en souviens parfaitement car ce jour-là je m’étais levé assez tôt, vers dix heures du matin. Je venais d’emménager à Paris, des cartons traînaient un peu partout, il fallait les vider mais bon, pas envie. J’écrivis donc une lettre dans laquelle je demandai à consulter le registre du no 16 de la rue Grande-Pohulanka, de 1921 à 1925. Puis je glissai la lettre dans une enveloppe, et je m’apprêtais à sortir pour la poster quand je reçus un appel de Clément.

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Quelques années plus tôt, en terrasse du café Le Refuge, rue Lamarck à Paris, j’avais vu, attablé devant une bière, blonde et fruitée, un jeune homme, vingt ans à peine, cheveux châtains et bouclés. Il attendait quelqu’un et, en attendant, il recopiait de mémoire, sur la nappe en papier, les vingt-cinq quatrains du Bateau ivre. Drôle de façon de tuer le temps, dis-je. On s’occupe comme on peut, fit-il, et puis il ajouta qu’il s’appelait Clément. La conversation fut vite engagée ; nous partagions un vice inavouable quoique impuni par la loi : nous écrivions. Nous nous revîmes, nous devînmes très amis.

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— Tu as vu ? dit Clément.

— Vu quoi ? dis-je.

— Modiano !

— Il a battu le record du monde de saut à la perche ?

— Il vient d’avoir le Nobel !

Je levai les bras au ciel, comme si j’avais moi-même remporté le prix – en littérature comme en sport, on a le droit d’être chauvin. Puis je pensai à Philip Roth, que j’imaginai dans sa maison du Connecticut, levant non les bras mais les yeux au ciel, secouant la tête, la prenant entre ses mains et finissant par lâcher, incrédule : Patrick fucking who ?

Voilà pourquoi je me souviens parfaitement du jour où je postai la lettre au Département central des Archives lituaniennes dont je vous donne l’adresse, on ne sait jamais : Lietuvos centrinis valstybės archyvas, O. Milašiaus g. 21, LT-10102 Vilnius, Lituanie.

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Les Archives lituaniennes se trouvent en périphérie. Je ne les vis pas lors de mon voyage inaugural à Vilnius. Quand je quittai la cour de l’immeuble, au chapitre 9, je me dirigeai vers la vieille ville, passai devant la statue en bronze du petit garçon avec une rose à ses pieds, puis je continuai à marcher au hasard des rues, avec cette mélancolie diffuse qui parfois m’étreint et me fait envisager le monde à travers un filtre sépia.

C’est une affection chronique et méconnue dont je suis peut-être l’unique sujet et qui consiste, pour celui qui en est atteint, à se représenter l’environnement dans lequel il évolue non pas tel qu’il est, mais tel qu’il a été à une période donnée de l’Histoire.