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Quand je suis à Paris, mon filtre est révolutionnaire. Ainsi m’est-il arrivé, après avoir descendu en scooter la rue de Rivoli, me faufilant périlleusement et au mépris du code de la route entre divers véhicules motorisés conduits par des chauffeurs diversement polis, de débarquer place de la Concorde et d’apercevoir en son centre, non pas les hiéroglyphes et le pyramidion doré de l’obélisque, mais la Liberté coiffée du bonnet phrygien avec en vis-à-vis sa petite sœur la guillotine, hautaine et majestueuse, avec sa lunette, sa bascule et bien sûr son biseau écarlate, étincelant, maculé du sang de quelque malheureux qu’elle venait de décoiffer sous les vivats de la foule. Qui ne s’est jamais trouvé juché sur un Vespa rutilant devant le bourreau brandissant par les cheveux une tête plus rouge encore, sanguinolente, tout juste séparée de son tronc, celui-là ne connaît pas les frissons que procure un filtre sépia.

Si la plupart du temps mon filtre ne prête guère à conséquence, ce n’est pas toujours le cas, tant s’en faut, et alors je passe pour un original – quand ce n’est pas pour un fou. Ainsi je n’oublierai jamais ce jour où, déjeunant avec une amie au Procope, rue de l’Ancienne-Comédie, je crus voir attablés, conspirant dans un coin, Danton, Marat et Robespierre, et me dressant prestement tout en levant mon verre devant les serveurs éberlués, je m’écriai : Vive la Révolution !

À Vilnius ce jour-là, j’étais pris d’une crise de sépia aiguë, période 1920. Dans telle rue où des taxis stationnaient en double file, je me représentais des cochers de fiacre en haut-de-forme et en houppelande ; sur telle place où des touristes prenaient des selfies, je voyais des camelots, des charretiers, des portefaix, des rémouleurs de couteaux ; j’avais aussi l’ouïe en sépia : entré dans un bar d’où s’échappait l’inégalable flow d’Eminem, j’entendais monter la ritournelle, populaire et saccadée, lancinante et lassante, d’un orgue de Barbarie.

J’en sortis pour ne trouver que des rafales de vent dans lesquelles s’engouffraient des gerbes de pluie – et alors j’éprouvai, me lacérant le visage, la sensation de rafales de vent dans lesquelles s’engouffraient des gerbes de pluie : cela au moins n’avait pas changé. Un peu plus loin j’entrai dans une librairie, pour m’y abriter davantage que pour consulter les livres qui devaient être, tous, en lituanien. Or il y avait, sur une étagère du fond, quelques romans américains en espagnol, en allemand, en italien, en français, et un guide sur Vilnius que je feuilletai nonchalamment.

L’une des premières phrases que je lus – je m’en souviens comme si je venais de la lire à l’instant – informait le lecteur que « près de soixante mille Juifs vivaient à Vilnius avant la guerre », qu’« à la fin il en restait moins de deux mille », et qu’ils n’étaient « plus aujourd’hui que mille deux cents ». Et puis un peu plus bas, cette autre phrase : « Des cent six synagogues que comptait la ville en 1940, il n’en reste plus qu’une aujourd’hui. »

Mon filtre aussitôt disparut : j’étais de retour dans la réalité rugueuse, j’achetai le guide et j’en lus quelques pages, la section « Arts, cuisine et Histoire » puis la section « À ne surtout pas rater ! », subdivision de la section « À faire/à voir » selon laquelle le panorama depuis la tour de Gedymin valait « vraiment le coup d’œil ». Il me restait quelques heures à tuer avant mon train pour Minsk ; je décidai de suivre les conseils du guide et d’aller la voir, cette fameuse tour de Gedymin, quarante-huit mètres de briques rouges surmontées d’un mât où flottaient les trois couleurs du drapeau lituanien, où du temps de Piekielny avaient flotté tour à tour les deux bandes horizontales de la Pologne, puis la faucille et le marteau des Soviets, puis la croix gammée des nazis, puis à nouveau la faucille et le marteau des Soviets – mais Piekielny alors n’était plus là pour les voir, comme il n’était plus là pour voir que cette ville où je me trouvais près d’un siècle plus tard, sa ville, sa Vilnius qu’il appelait Wilno et qu’on appelait aussi avant-guerre, m’apprit le guide, « la Jérusalem de Lituanie », cette Vilnius-là avait quasiment disparu, c’était une Atlantide engloutie par les vagues rouge et brune, elle n’existait plus, cette Vilnius dont le guide précisait dans la section « Arts, cuisine et Histoire » qu’elle avait été « quasiment vidée de ses Juifs » – judenrein, comme auraient dit les nazis.

32

Pendant quelques mois j’ai vécu à Venise. Je me levais avec l’aube, vers midi (c’était bien l’aube quelque part, à cinq ou six fuseaux de Venise), j’allais prendre mon petit déjeuner sur le campo Santa Maria Formosa, toujours la même chose, una brioche a la crema e una cioccolata calda après quoi, tantôt allongé sur le couvercle en bronze du puits au milieu de la place, tantôt adossé à ses margelles chichement décorées, je lisais pendant une heure, puis je rentrais chez moi, j’écrivais, et la nuit tombant j’enfilais un short, un t-shirt, je chaussais une paire de baskets et, dûment équipé, je partais courir. Quarante-cinq minutes plus tard, où que je fusse j’arrêtais ma course, et je restais là à reprendre mon souffle, en contemplant ce qu’il y avait devant moi – le plus souvent de l’eau et là-dessus des bateaux, tout un tas de bateaux, vaporetti, trois-mâts, paquebots, yoles, trawlers, rafiots, yachts, kayaks, pirogues, barques en tous genres, inévitables gondoles se frayant un chemin à travers les canaux ou amarrées à des pieux plantés dans la vase, gondoles immobiles et bâchées de bleu, ondoyant comme des touches de piano d’où sortait un seul et même son, le clapotis des vagues contre leurs proues à six dents. Il m’arrivait aussi de m’arrêter dans l’ombre d’une calle minuscule (de celles où se réfugient les jeunes Vénitiens, la nuit, sous les étoiles, pour braver entre deux pans de mur l’interdit parental du pas-de-ça-sous-mon-toit), devant la porte d’une maison que j’examinais longuement, scrutant ses moindres détails, linteau, chambranle, ferrures, montants, parclose, travers, soubassements, poignée dorée à tête de Maure, heurtoir enchâssé dans la gueule d’un lion, etc., ou encore sur les Zattere – le plus bel endroit du monde – ou sur le quai des Esclavons – qui n’est pas mal non plus.

Un soir où ma course s’était achevée là, au niveau de l’hôtel Danieli, je repris mon souffle place Saint-Marc, sous le double rang de colonnes ajourées du palais des Doges, puis, m’étirant devant cette mosquée contrariée au « pavement déclive et boursouflé » qu’on appelle la Basilique, je réalisai que se trouvaient, juste devant, trois grands mâts rouges que supportaient des piédestaux de bronze finement ciselés, et que jamais je n’avais remarqués. On avait dû les mettre là récemment, pensai-je, puis je n’y pensai plus.

Des mois plus tard, un après-midi, de retour à Paris je visitai le musée Jacquemart-André (c’est assez rare pour être souligné : vous savez comme la visite des musées, en général, m’emmerde prodigieusement). Là, je tombai sur le tableau d’un védutiste vénitien dont Venise était la muse : La Place Saint-Marc (Canaletto, 1740).

Canaletto, La place Saint-Marc, vers 1740, huile sur toile, musée Jacquemart-André.

Devant ce tableau, je restai de longues minutes, stupéfait : la place était exactement telle que je l’avais vue quelques mois plus tôt, de la Basilique au Campanile en passant par la Tour de l’Horloge, jusqu’aux trois grands mâts rouges dont la présence était légèrement antérieure à mon jogging vespéral, puisque – j’en avais la preuve sous les yeux – ils étaient déjà là du temps de Canaletto. Et si le peintre, me dis-je, devait revenir aujourd’hui dans la cité des Doges, deux cent cinquante ans et quelques après sa mort, il ne serait pas complètement dépaysé.