Une plombe s’égrène, que j’emploie à dresser mon plan de combat. Il est bath, le Béru. Pas si abruti qu’on voudrait le faire croire ! Il s’est bien rendu compte que mon aventure pied-nickeleuse tournait en eau de boudin et qu’il fallait empoigner le taureau par les cornes un peu avant qu’il soit trop tard. Béru, les cornes, ça le connaît, depuis des siècles qu’il brancarde avec la Berthe ! Il en porte une tellement belle paire qu’il ose plus aller dans les corridas, de crainte qu’on le drive d’office sur le toril. La voiture toute parée pour la courette, au coin de la rue, c’est de l’idée intelligente, ça, non ?
Je rétrospecte pour bien me remettre dans l’œil les dédales de la prison. Ça vous chiffonne que je crée le verbe rétrospecter ? Faut pas, mes pommes, faut pas ! Ce qui manque à notre langage ce sont par-dessus tout des verbes. Le verbe c’est le ferment de la phrase, son sang, son sens, sa démarche. À partir de noms ou d’adjectifs, il est aisé d’en confectionner de nouveaux. Je vous engage tous (c’est aux jeunes que je cause, pas aux vieux kroumirs plus moisis que leurs manuels scolaires) à fabriquer du verbe pour que s’épanouisse notre langue. Ne vous laissez pas arrêter par la crainte de passer pour des incultes. Ce qui n’est pas français au départ le devient rapidement. Notre langue n’est pas la propriété exclusive des ronchons chargés de la préserver ; elle nous appartient à tous, et si nous décidons de pisser sur l’évier du conformisme ou dans le bidet de la sclérose ça nous regarde ! Allons, les gars, verbaillons à qui mieux mieux et refoulons les purpuristes sur l’île déserte des langues mortes !
D’ailleurs ça vient tout doucettement, ma marotte du néologisme. Un peu partout, on assiste à des naissances. Dans les films, dans les bouquins. Oh, c’est encore timide, mais y’a que le premier verbe qui coûte. Bientôt, on ne pourra plus prétendre que le verbe s’est fait cher. Le jour viendra qu’au bac on fera passer une épreuve de néologie. Coefficient mille ! La San-Antoniologie écrasera la philo, ridiculisera les maths. À bas Pythagore ! Il l’aura dans l’hypoténuse. On lui déniera le théorème. On le contestera, on le mettra en doute avant de l’oublier. Et tout ce qui subsistera de Samos, son pays natal, ce sera une marque de fromage.
Où que j’en étais… Trop tard pour récapituler : on vient ! Les trois pieds de mes amphitryons clapotent sur les dalles du couloir. Smith, l’ahuri végétatoire, sifflote The bridge on the Kwaï river. Les pas s’arrêtent devant la cellule voisine de la mienne, laquelle est occupée par un vieux pionard qui profère des insanités à longueur de journée histoire de tromper sa solitude.
Il s’appelle Sam Gratt, le clodo. Dès qu’il aperçoit un gardien, un torrent de vociférations lui jaillit du clapoir, c’est magique.
— Vous pourriez pas m’apporter une pinte de bière, mes vaches ! fulmine-t-il. Laisser un homme de mon âge se dessécher comme de la morue salée dans son baril, faut être aussi dépourvu de cœur qu’une plaque d’égout pour oser ! Je voudrais vous voir crever en plein soleil, avec la gueule grande ouverte. Pour lors je vous ferais avaler des pleins seaux de sable chaud !
— Silence ! gronde le moustachu. Si vous continuez de la sorte, le jury vous salera à bloc, Sam, et ça n’arrangera pas votre pépie !
Sam Gratt répond ce qu’il lui fait au jury, et ça mettrait l’eau à la bouche à ceux de ses membres qui appartiendraient à la jaquette flottante.
Enfin, v’là mon tour. Glaouc, vrrramm, les deux verrous sont tirés (ils ne font pas le même bruit car y’en a un qu’est plus rouillé que l’autre).
Ruse classique, mille fois employés déjà, je me suis allongé sur le sol, face contre terre, en les entendant approcher.
Ces deux connards n’ont pas lu mes précédents bouquins[14] car ils s’exclament en chœur et se précipitent de même.
— Vous croyez qu’il est mort ? demande le crétin au nez en forme d’abat-jour.
— Il faut nous en assurer, Smith, rétorque le monojambiste, d’un ton réservé.
Ils me viennent, me saisissent, me retournent, me considèrent. Je bats faiblement des paupières.
— Vous êtes malade ? jette rudement le moustachu du Bengale, celui qui a mis un tigre sous son pif.
— C’est mon cœur, fais-je dans un souffle. Je suis cardiaque.
Le rouquin à pilon tortille sa bacchante entre le pouce, l’index et le médius.
— Smith, allez prévenir un docteur ! compatit-il.
L’autre pose sa gamelle de frichti sur mon bat-flanc et s’éclipse. Ils sont d’une candeur, ces truffes ! Travailler avec eux, c’est vraiment du butter !
Dès que Duconnaud s’est éloigné, je me dresse misérablement en m’agrippant après le gardien-chef. Au passage je lui secoue adroitement son pétard.
— Ouf, ça va beaucoup mieux, lui dis-je, je crois bien que je vais aller prendre l’air pour achever de me rétablir.
Ma voix claironnante autant que mon air radieux lui font piger l’étendue du désastre !
Il porte la main à sa poche, frénétiquement.
— N’engueulez pas Saint-Antoine de Padoue, rigolé-je, en lui montrant son joujou. C’est moi qui vous l’ai emprunté. Si vous voulez bien vous asseoir sur mon lit d’apparat en attendant votre assistant, je pense qu’il ne tardera pas.
D’une bourrade dépourvue de brutalité je l’oblige à faire sisite, ensuite de quoi, sans écouter ses imprécations, je sors et tire les verrous.
— Eh ben, qu’est-ce que vous fichez, mon gars ? m’interpelle la voix de Sam Gratt.
Le poivrot est collé à sa lourde. Il porte une barbe à la Ribouldingue, poivre et sel et de longs cheveux un peu plus blancs que la barbe. On dirait un balai O’ Cédar. Au milieu de tous ces poils, des yeux cernés de rouge clignotent.
— Je vais voir dehors si j’y suis, grand-père ! lui réponds-je.
Le vieux crache à travers la grille du judas.
— Par le sang du Christ, vous en-allez pas tout seul, mon gars !
Moi, vous me connaissez ? Charitable à ne plus en pouvoir !
J’actionne les verrous de la cellote voisine.
— Je veux bien vous délivrer, grand-père, mais à votre place je resterais. Rendez-vous compte que si vous ne profitez pas de la porte ouverte, le jury vous accordera son indulgence.
L’hirsute secoue son O’ Cédar.
— Des clous, fiston, j’ai trop soif ! Par les tripes du diable[15] j’échangerais les deux jambes qui me restent contre un verre de bière.
Je hausse les épaules. Après tout, chacun organise son destin, selon sa fantaisie, pas vrai ?
— Marchez pas si vite, fiston ! me crie Sam Gratt. Attendez-moi, par tous les démons de l’enfer[16] quand on s’évade à deux, on s’évade à deux !
Frappé par la pertinence de sa remarque, je lui prends le bras. Au détour du couloir, nous croisons Smith-le-demeuré.
— Le docteur va venir tout de suite, me dit-il.
— Merci, je réponds, c’est très aimable à vous.
Nous continuons notre marche et lui la sienne.
Seulement au bout de trois pas il se retourne.
— Hé ! lance-t-il, où vous allez, tous les deux ?
— Respirer l’air de la mer, mon petit Smith.
— Ah bon !
Il fait de nouveau deux pas avant de re-réagir.
— Hé ! Y’a pas la mer à Swell-the-Children ! objecte le mouche-cierge.
15
C’est inouï ce que je reconstitue bien le parler du vieux poivrot britannique, hein ? On croirait lire du Dickens !