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mais on s’arrête après les gémissements et les larmes :

endurant est le cœur que les Moires donnèrent à l’homme.

(Iliade, XXIV, 39-49.)

C’est l’un des enseignements d’Homère : l’hubris plane sur nos têtes, ombre maudite, elle nous entraîne vers la guerre. Rien ne l’entrave. Les hommes se passent le relais et se déchaînent... Et si la guerre dont les foyers naissent partout autour du monde, chaque jour, en Europe hier, dans le Pacifique et au Moyen-Orient aujourd’hui, n’était que l’un des visages de cette même hubris toujours recommencée, jamais rassasiée qui parfois prend la forme d’une charge de lansquenets, d’autres fois de soldats soviétiques, de samouraïs du shogun ou de chevaliers de la Table ronde ?

LA PAIX EST UN INTERLUDE

Nous allons bientôt quitter la plaine de Troie... La folie destructrice retombe. L’apocalypse s’apaise. Homère nous convie aux funérailles de Patrocle. Le cadavre d’Hector n’a toujours pas été rendu aux siens. Les jeux funéraires commencent et c’est pour Achille l’occasion de se montrer enfin dans son rôle de roi. Il mène intelligemment les jeux, règle les litiges, prouve son art du pouvoir.

Le démon se fait régalien. C’est là une trace du génie grec de ne jamais trancher en l’homme la frontière du bien et du mal.

Achille aurait pu incarner à jamais l’image du psychopathe. Mais le poète antique ne balafre pas l’homme d’une ligne de partage morale aussi marquée. Cela, c’est la dialectique chrétienne ou, pis ! musulmane : juridique, convenue.

Plus tard, les révélations monothéistes institueront une lecture binaire du monde, injectant les toxines de la morale dans le chatoiement des rapports humains et présidant au malheur de nos sociétés binoculaires où la ligne de crête désespérément étroite sépare le versant lumineux du versant obscur.

Le dernier tableau de l’Iliade est d’un classicisme limpide, pourrions-nous dire un peu sottement puisque, le classicisme consiste à s’appuyer sur les canons antiques. C’est une scène d’action où les sentiments atteignent le plus haut degré d’élégance dans une atmosphère de danger. Le vieux roi Priam, père d’Hector, écrasé de chagrin par la mort de son fils et le traitement réservé à sa dépouille, s’aventure chez l’ennemi, à travers les lignes. C’est une expédition suicidaire. Quelle audace ! L’amour du père triomphe de tous les dangers. Certes, Hermès l’aide dans l’entreprise mais l’épisode verse Priam au rang du héros éternel.

Les deux princes ennemis se parlent, se saluent, s’admirent, négocient en sourdine. Homère donne là une définition de la noblesse : la vertu terrasse les pulsions.

Le père vient implorer Achille de lui rendre le corps de son enfant. Il rend ses devoirs au bourreau de son fils ! Il approche de l’assassin « ses mains suppliantes » ! Et Achille cède. Un guerrier dans une époque solaire peut admirer la grandeur humaine de son adversaire. Priam a osé. Achille accepte. Ils conviennent d’une trêve pour procéder aux funérailles d’Hector.

Ainsi les cérémonies pourront-elles s’organiser et l’Iliade s’achever. Quant à la bataille, elle reprendra après la trêve et s’achèvera par la destruction de Troie. Mais cela, nous ne l’apprendrons pas dans le texte. Nous en retrouverons l’écho, plus tard, dans l’Odyssée, en d’autres lieux, dans d’autres pages.

L’Iliade nous a appris une chose. L’homme est une créature frappée de malédiction. Ce n’est ni l’amour ni la bonté qui mènent le monde mais la colère.

Parfois, elle s’apaise mais gronde toujours, sourde bête, tapie dans les replis de la terre comme une ombre au mufle soufflant qui ne supporte pas de souffrir, mais qui ne connaît pas les raisons de sa blessure.

L’ODYSSÉE

L’ORDRE DES ANCIENS JOURS

LE CHANT DU RETOUR

La construction de l’Odyssée n’est ni linéaire ni chronologique. Elle est moderne, dirait-on aujourd’hui (moderne, mot utilisé pour désigner toute chose immuable).

Le poème raconte trois événements. Le départ de Télémaque à la recherche de son père ; les aventures d’Ulysse revenant à Ithaque après la guerre de Troie ; l’arrivée d’Ulysse en son royaume et son combat pour chasser les usurpateurs, et restaurer l’ordre défait.

C’est donc le chant du retour au pays, de la remise en place du destin. Le cosmos avait été dérangé par les outrances de l’homme à Troie. Il faut instaurer à nouveau l’harmonie. « Ils reviendront, ces dieux que tu pleures toujours ! Le temps va ramener l’ordre des anciens jours », écrit Gérard de Nerval dans Delfica. Ô vers à la puissance homérique ! Revenir en sa patrie, ravauder l’équilibre cosmique en rétablissant l’équilibre privé, tel est l’objectif de l’Odyssée : en d’autres termes, reciviliser le monde.

L’Odyssée est aussi le poème de la rémission écrit huit cents ans avant l’Évangile du pardon. Ulysse a fauté, il paiera pour les hommes qui se sont déchaînés. Le voyage est rachat, dit Homère. Les dieux se mettront sur la route du fautif pour lui imposer leurs épreuves. Mais certains interviendront afin de l’aider à les surmonter. Là se cache l’ambiguïté des dieux antiques : ils sont juge et partie. Ils disposent les embûches et offrent le secours pour en triompher.

L’Iliade était le thème musical de la malédiction des hommes. Les chiennes de l’âme étaient lâchées sur le champ de bataille. L’Odyssée est le livre d’heures d’un homme qui échappe à la frénésie collective et cherche à renouer avec sa condition de mortel – libre et digne.

Dernier axe de l’Odyssée : la constance d’âme. Le principal danger consiste à oublier son but, à se déprendre de soi-même, à ne plus poursuivre le sens de sa vie.

Se renier, indignité suprême.

LE CONSEIL DES DIEUX

Le récit des aventures maritimes commence au chant IX, devant l’assemblée des Phéaciens, insulaires pacifiques. Ils ont recueilli Ulysse, échoué sur leur rivage. Plus tard, on assistera à la reconquête du royaume spolié.

Auparavant, s’architecture la longue introduction où alternent les conversations des dieux statuant sur le sort des hommes et les aventures de Télémaque.

Quelle construction étrange ! Que de flash-backs, dirait-on, si l’on usait de langues barbares. Que d’inversions et de récits dans le récit ! Ulysse commence l’évocation de ses péripéties après avoir entendu un aède parler de lui pendant le banquet phéacien. Jusqu’alors il se tenait incognito. Mais, soudain, l’aède donne vie à l’homme, l’extrait de l’anonymat. Le verbe se fait chair. Et Homère nous confirme – avant même qu’elle n’existât – que la littérature donne corps à la vie.

Le poème s’ouvre alors sur une image.

Calypso, déesse somptueuse, retient Ulysse alors que les autres guerriers sont rentrés de la plaine de Troie. Ulysse réussira-t-il à rentrer ? Les dieux – Poséidon à part – s’accordent pour que le héros soit délivré. Poséidon ne pardonne pas à Ulysse d’avoir mutilé le Cyclope, son fils. Mais Zeus croit savoir que « Poséidon finira par s’apaiser ».

Le thème philosophique de ce chant s’entrecroise dans la trame des vers : une part de liberté restera toujours à l’homme. Il peut se racheter, même après s’être commis. Les dieux ne sont pas contre les hommes, du moins, pas toujours. Et l’homme conserve une latitude dans le destin que les immortels tracent pour lui.