Avec l’autorisation de Zeus Athéna vole à Ithaque pour trouver Télémaque et lui annoncer que son père demeure en vie. La déesse enjoint le jeune héritier de partir à la recherche du père. Il faut d’abord calmer les prétendants qui se disputent le trône. Il faut gagner du temps, puis embarquer, c’est-à-dire, pour un Grec, agir. L’homme est une navette, libre de se mouvoir dans la haute lisse d’un destin tissé... Comme le navigateur qui décide de son cap, mais dans les limites de la mer profonde et bleue.
Télémaque appareille. Il part chercher le père. Les prétendants s’opposent à son départ. Ils multiplieront les vilenies au long du récit. Ils usurpent la place du roi, ils convoitent la reine, ils s’en prennent au fils. Par prétendants, il faut entendre courtisans.
Ce sont ces tartuffes, marquis poudrés et brigueurs de cour dont l’Histoire connaîtra tant d’avatars. Ils se presseront toujours au seuil du pouvoir de la même manière qu’ils grouillaient aux pieds de Pénélope, vulgaires, insolents. Ils rampaient au pied du trône d’Ithaque. Leurs réincarnations se disputent aujourd’hui les mânes des républiques.
AU NOM DU FILS
Antinoos, leader des fourbes, s’illustrera dans la médiocrité d’âme en lançant cette phrase à Télémaque :
Nous consumerons tes richesses et ton avoir
tant qu’elle n’abandonnera pas la conduite
que les dieux lui ont inspirée.
(Odyssée, II, 123-125.)
On a retenu de Pénélope la ruse de la tapisserie. Homère signale d’autres de ses vertus. L’intelligence d’une femme et sa solidité d’âme peuvent tenir à distance les chacals. L’Odyssée est le poème de l’intelligence. Qui triomphera ? Ulysse et Pénélope aidés par Athéna : trois génies de l’esprit ! Ainsi se dessine la trilogie victorieuse de l’Antiquité : la ruse, la constance et la souveraineté.
Télémaque cingle vers son père pendant que le père aspire au retour. Les dieux assistent à ce ravaudage du rideau déchiré. La tapisserie de Pénélope constitue le symbole de la trame en voie de renouement.
Pour Ulysse et Télémaque, il s’agit de rabouter le fil de l’ordre filial et seigneurial.
Ils se retrouveront à la fin du voyage. Dans ce monde, le désordre n’a jamais rien construit de valable. Et il faut vraiment être un philosophe schumpetérien moderne, campé dans son confort, pour croire que la destruction puisse avoir valeur créatrice et pour appeler de ses vœux pareilles explosions ! Du chaos, rien ne peut naître.
Larguons les amarres avec Télémaque ! Longtemps, on restera sur le pont des bateaux, dans la gifle des embruns, sur la mer vineuse (Odyssée, I, 184). Triste est le fils qui part chercher son père. Lequel se cherche lui-même. L’Odyssée, requiem des hommes perdus. À Pylos, Télémaque rencontre Nestor, ancien combattant de Troie qui lui fait le récit des combats de la ville.
Là-bas sont morts les meilleurs d’entre nous.
(Odyssée, III, 108.)
Quand nous eûmes pillé la citadelle de Priam,
Zeus, hélas ! réserva aux Grecs un funeste retour,
parce qu’ils n’écoutaient ni la raison ni la justice ;
c’est ainsi que beaucoup d’entre eux eurent un triste sort
par le courroux funeste de l’Enfant Tout-Puissant.
(Odyssée, III, 130-135.)
Ainsi donc, lui-même, le vieux Nestor avoue que la démesure a rompu l’équilibre et que les hommes paient leur tapage. Mais au moins tous sont-ils rentrés. Tous ? Sauf Ulysse.
Télémaque rôde. Sa quête fantomatique est l’appel éperdu d’un enfant qui doit trouver son père pour devenir un homme. Athéna lui a dit au chant précédent :
fais armer le plus beau de vos bateaux à vingt rameurs,
va t’informer de ce père, toujours absent.
(Odyssée, I, 280-281.)
Tu le sais, il ne s’agit plus
de te montrer enfant : l’âge en est désormais passé.
(Odyssée, I, 296-297.)
On pourrait opposer à l’Œdipe de Freud le Télémaque d’Homère et inventer un nouveau syndrome appuyé sur les retrouvailles au lieu de la rupture. Télémaque ne veut pas tuer le père, ni convoiter la mère. Il lutte pour retrouver son géniteur, le réinstaller sur le trône, réunir ses parents. L’Œdipe freudien, lui, doit profaner ses origines pour affirmer son individualité. Puis-je avouer que je trouve plus princière la figure télémaquienne ? En quoi ne correspondrait-elle pas à nos structures psychiques enfouies ?
Télémaque parvient en Laconie et rencontre Ménélas et Hélène, par celui-ci reconquise. Nous sommes encore dans le monde de la guerre, l’Odyssée n’a point commencé tout à fait. Ménélas raconte au fils d’Ulysse les exploits de son père, le cheval de Troie, la mort d’Agamemnon, piégé par Égisthe. Ulysse est déjà un héros connu. Il alimente les récits, mais il faut parvenir au chant suivant, le cinquième, pour le rencontrer enfin en chair et en os. Ulysse tarde ! Ulysse se fait attendre. Ulysse s’avance dans le poème « comme s’en vont les écrevisses » d’Apollinaire, « à reculons, à reculons ».
PRENDRE LA MER, PRENDRE LA MAIN
Les dieux se retrouvent à nouveau assemblés et Hermès se voit dépêché chez Calypso pour enjoindre la déesse de libérer Ulysse. Humiliée, Calypso obéit à Zeus. Tout juste gémit-elle sur le sort contrarié des grandes amoureuses :
Vous êtes sans pitié, dieux plus jaloux que les mortels
qui détestez voir une déesse avec un homme
ouvertement, quand elle l’a pris pour époux !
(Odyssée, V, 118-120.)
Ulysse est libre. Débarrassé de la pire menace possible dans la vie d’un homme après l’oubli de son identité : l’oubli de son dessein.
Pour l’heure, il pleure le pays perdu.
Toute la douceur de la vie s’écoulait
avec ses larmes. (Odyssée, V, 152-153.)
Fondement de la pensée grecque en général et de l’enseignement homérique en particulier : tous les malheurs de l’homme viennent de n’être pas à sa place et tout le sens de la vie consiste à rétablir dans son cadre ce qui en a été exilé.
Se rouler dans la volupté avec « une merveilleuse nymphe » ne vaut rien si l’on a été chassé du berceau.
On se souvient de Karen Blixen dans La Ferme africaine, écrivant « j’étais là où je me devais d’être ». « À la verticale de soi », ajouterait la championne d’escalade Stéphanie Bodet.
Pour un Grec, la bonne vie se joue dans la patrie de sa présence. L’Odyssée est le poème du retour à soi, en soi et chez soi.
Pourquoi les dieux ont-ils accepté de libérer Ulysse au risque de déchaîner la foudre de Poséidon ? Parce que Ulysse apparaît comme le plus intelligent, le plus rusé et le plus généreux des hommes. Parce que les prétendants le pillent et que les dieux se trouvent lassés du chaos. Les ravages de Troie appartiennent à l’Histoire. À présent, tout l’Olympe aspire à la paix. Il y a eu trop de folie, de fièvre.
Ulysse part, et nous assistons au premier naufrage d’une série de catastrophes. L’Odyssée est le pire manuel de navigation jamais publié dans l’histoire de l’humanité.
Ulysse échoue chez les Phéaciens, peuple de passeurs, se chargeant d’assurer le trait d’union entre hommes et dieux : des hommes navettes ! les bateaux-mouches de l’au-delà, la laideur en moins. Ils vivent dans la félicité, flottent dans l’entre-deux. Athéna se tient aux commandes pour tirer d’affaire Ulysse naufragé. La déesse aux yeux de chouette trame la rencontre burlesque avec Nausicaa, fille du roi phéacien Alcinoos. Ulysse se cache dans les buissons, à moitié nu ; il effarouche les suivantes de Nausicaa qui s’égaillent comme les oies blanches d’un couvent catholique. Mais il séduit Nausicaa parce qu’il lui déroule un beau discours. Les paroles séduisent, rappelle Homère. Les hommes disgracieux le savent, Gainsbourg avait lu Homère ! De même qu’un discours pouvait renverser le combat à Troie, de même le discours sauve Ulysse naufragé.