Ulysse est conduit au palais du roi qui lui promet son aide. On lui affrétera un bateau et on l’aidera au retour. Alcinoos fait préparer à la fois un navire et un festin pour son hôte sans savoir qui il est. Ainsi accueillait-on les réfugiés de la Méditerranée dans le monde antique. Dans les temps homériques, l’étranger était singulier et fort rare.
Le troubadour du banquet chante la querelle d’Achille et d’Ulysse. Tiens ? La querelle d’Achille et d’Ulysse ? Cet épisode n’est pas présent dans l’Iliade mais constitue un passage crucial de l’Odyssée car Ulysse – écoutant l’aède – s’aperçoit qu’il est entré dans l’Histoire. La mémoire lui concède sa part d’éternité. Ulysse avait manqué de perdre tout ressort chez Calypso ! Ici, il possède la certitude d’être devenu quelque chose après avoir failli ne plus être quelqu’un.
Le ménestrel raconte alors l’épisode du cheval de Troie. Ulysse, initiateur de cette ruse de guerre (point mentionnée dans l’Iliade), ne peut retenir ses larmes, trahissant son identité. Si cet homme pleure en entendant ce récit, c’est qu’il en est le protagoniste ! Dis-moi quand tu sanglotes, je te dirai qui tu es... Homère livre une clef bouleversante : notre identité se tiendrait dans nos larmes. Nous sommes les enfants de nos chagrins. Nous avons découvert Ulysse en larmes chez Calypso. Nous découvrons Ulysse en larmes quand il s’affirme à lui-même, nous le retrouverons pleurant dans le giron de Pénélope. Cela renifle diablement dans l’Odyssée !
Homère signale que la vie ne se résume pas à une collection de jouissances mais impose une lutte dont nous allons à présent énumérer les épisodes.
Tout se conquiert, rien n’est acquis à l’homme, rien ne saurait universellement lui revenir. Démasqué, Ulysse se dévoile au roi des Phéaciens :
Je suis Ulysse, fils de Laërte, dont les ruses
sont fameuses partout, et dont la gloire touche au ciel.
J’habite dans la claire Ithaque.
(Odyssée, IX, 19-21.)
Notre héros a décliné son nom, son père, sa patrie.
Une manière antique de s’identifier : qui l’on est, d’où l’on vient, où l’on va.
L’identité ici ramassée cimente la trilogie de l’origine, de la généalogie et de la gloire (les ruses « fameuses partout »). Le temps, l’espace et l’action s’articulent.
À la demande du roi phéacien, Ulysse commence le récit de son odyssée de Troie jusqu’à l’antre de Calypso. Homère, à ce moment de l’Odyssée, invente la littérature, art de raconter quelque chose déjà advenu et qui survivra dans les mémoires.
Le récit commence, il durera jusqu’au chant XIII. La lanterne magique va projeter ces scènes où l’imagination le dispute à l’enseignement.
Ulysse s’en revient de la guerre. C’est le début du récit :
Loin de Troie, le vent m’entraîna chez les Cicones ;
je pillai Ismaros et massacrai ses défenseurs.
(Odyssée, IX, 39-40.)
Le vent, ce hasard des marins, emporte chez un peuple inconnu le héros d’Ithaque. Ulysse ne s’est pas débarrassé de ses réflexes martiaux. L’énergie destructrice de Troie l’anime encore. Il pille et massacre selon ses propres termes. L’hubris n’est-elle pas tarie ? Cela viendra, car l’Odyssée couve en elle la magie de la métamorphose.
LES ROYAUMES DU MYSTÈRE
Ulysse échoue sur l’île des Lotophages, première incursion dans le monde irréel, étape initiatique dans la cartographie de l’imaginaire dont nous ne nous extrairons plus avant le retour à Ithaque. Ulysse se glisse dans un interstice du merveilleux, comme le vaisseau de Star Trek dans un feuilletage spatio-temporel.
Les Lotophages offrent aux membres d’équipage une plante, le loto, « doux comme le miel ». Les marins sont conquis. Ce délice masque un poison car il vide l’homme de toute énergie, anesthésie la volonté, détruit la conscience. Il accoutume l’homme à flotter dans une semi-présence, agréable, stérile. Revient la mise en garde obsédante : ne pas succomber à l’oubli. Certains lettrés ont voulu deviner à quelle plante le loto faisait référence. Ces savants se trompaient de recherches car le loto métaphorise les occasions de nous détourner de l’essentiel. Après tout, les heures que nous passons, hypnotisés par les écrans digitaux, oublieux de nos promesses, dispendieux de notre temps, distraits de nos pensées, indifférents à notre corps qui s’épaissit devant le clavier, ressemblent aux heures hagardes des marins d’Ulysse sur l’île empoisonnée. Les tentacules de la société digitale s’immiscent en nous. Ils nous arrachent à l’épaisseur de la vie vécue. Bill Gates et Zuckerberg sont les nouveaux dealers de loto.
Chez les Cicones, les marins ont péché par démesure. Chez les Lotophages, ils risquent de se dissoudre dans la jouissance stérile :
Mes gens, ayant goûté à ce fruit doux comme le miel,
ne voulaient plus rentrer nous informer,
mais ne rêvaient que de rester parmi ce peuple
et, gorgés de lotus, ils en oubliaient le retour...
(Odyssée, IX, 94-97.)
À Troie, l’hubris. Ici, l’oubli. Entre les deux, le défi d’être un homme c’est-à-dire de s’empêcher, comme l’exprimait Camus, pour mieux se retrouver. Ce sera le chemin d’Ulysse.
La navigation reprend jusqu’à l’île des Cyclopes. Les Cyclopes appartiennent à une race d’êtres monstrueux, « des géants sans justice ». Ils ne font pas partie des « mangeurs de pain », c’est-à-dire qu’ils ne cultivent pas la terre. Ils n’ont qu’à se baisser pour ramasser les fruits d’un royaume de cocagne :
tout pousse sans labour et sans semailles dans leur terre.
(Odyssée, IX, 109.)
C’est la règle dans la Grèce homérique : quand on aborde une île, on s’empresse de chercher les traces d’agriculture. Elle signale la présence de la civilisation, sépare les hommes et les barbares. Au temps d’Homère, l’agriculture de la révolution néolithique était encore une invention récente âgée seulement de quelques millénaires... Hésiode révèle dans Les Travaux et les Jours que « les dieux ont caché la nourriture aux hommes ». Charge à l’homme paysan de révéler ce qui a été dissimulé. Heidegger comparera le poète au cultivateur, tous deux appelés à produire ce qui flotte dans l’informe en attente d’une épiphanie.
Un Cyclope commence par dévorer les marins d’Ulysse comme des zakouskis sur une table russe. Puis il emprisonne l’équipage dans une grotte : les petits-fours attendront...
Ulysse le berne en lui révélant que son nom est « Personne » puis il enivre son geôlier de vin, lui crève son œil unique et s’échappe de la grotte en dissimulant son équipage – ruse de Sioux – sous les béliers du Cyclope. Quand le monstre appelle ses pairs à la rescousse, il crie que le coupable est personne. La ruse est géniale et Homère invente là le premier jeu de mots de l’Histoire. Ulysse marque un point sur le Christ, lequel déployait toutes les vertus, sauf celles de l’humour. Ulysse sauve le reste de ses compagnons, reprend la mer mais commet une faute. Il ne peut s’empêcher de railler sa victime aveugle :