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« Soyez attentifs », disent les melkites grecs pendant le saint office.

Tenons nos âmes en haleine, préconisait Montaigne.

Maintenons-nous aux aguets, conseillait Marc Aurèle.

Ces recommandations clamées au long des siècles reflètent l’idée d’Homère.

Alors, Hélios punit les hommes d’équipage en les précipitant dans une tempête.

C’est le désastre final dont seul Ulysse réchappe. Dix jours plus tard, il arrive chez Calypso. On le retrouve au début de l’Odyssée et l’on reprend le fil du récit au premier chant. La boucle est bouclée, le retour à Ithaque peut commencer.

Que retient-on de ces premiers chants de l’Odyssée ?

La vie nous impose des devoirs.

Il importe d’abord de ne pas transgresser la mesure du monde.

S’il faut réparer un forfait commis, il ne faut pas dévier de sa course ni renier les objectifs fixés.

Enfin, ne jamais oublier l’individu que l’on est, ni l’endroit d’où l’on vient, ni l’endroit où l’on va.

Pour Ulysse, la tension sera simple : rentrer en sa patrie, en chasser les usurpateurs. Il triomphera de ne jamais s’en laisser distraire.

Entre un guerrier trop orgueilleux, un pourceau d’amour, un mangeur de lotus hébété ou un mort flottant dans les Enfers, un point commun : tous dérogent à l’une des règles antiques, ils dévient de leur axe.

À partir du chant XIII, la reconquête d’Ithaque constitue la deuxième partie de l’Odyssée.

Les Phéaciens, fidèles à leur vocation d’ambassadeurs entre les royaumes divins et le séjour des hommes, reconduisent Ulysse sur le rivage d’Ithaque. Ils lui avaient promis d’organiser sa logistique du retour. Ils le déposent sur la côte, endormi.

Poséidon assouvit sa vengeance promise non pas s’en prenant à Ulysse – bourreau de son fils –, mais en pétrifiant le bateau des passeurs phéaciens en rocher. C’est une image frappante, wagnérienne ! Imaginez le vaisseau du châtiment, comme un monument pétré, rivé à la surface de la mer.

Dans l’actuelle Ithaque, en pleine mer Ionienne, un îlot minuscule verrouille le pertuis de communication avec la baie naturelle. L’esprit a du mal à n’y point discerner le vaisseau de l’Odyssée. Ce bateau-pierre est le rocher que Poséidon roule sur la galerie de passage entre le monde des hommes et les arrière-plans magiques. Cette fois, la dalle est cimentée, Ulysse ira certes revoir les morts, une fois encore, après la reconquête de son royaume, mais il ne connaîtra plus ces circulations dans les parages de monstres et d’ensorceleuses. Adieu, magie ! Le basculement dans les temps de la raison est venu. Bienvenue à toi, Ulysse, dans le monde que tu regrettais !

Pour l’heure, il se réveille sur le rivage, la conscience embrumée. À nouveau le frappe la malédiction grecque de ne pas savoir où l’on se trouve ni ce que l’on cherche. Notre héros ne reconnaît pas son île, car la fille de Zeus l’avait enveloppé d’un brouillard pour qu’il demeurât invisible (Odyssée, XIII, 189-191).

Commence la partie réservée au retour du héros. La reconquête de la douceur par la violence, la restauration de l’ordre, l’éradication des envahisseurs.

Le retour d’Ulysse sonnera alors comme un adieu au grand récit d’aventure.

LE RETOUR DU ROI

Hélas ! en quelle terre encore ai-je échoué ?

(Odyssée, XIII, 200)

se plaint Ulysse. Rien de ce qui est rendu à l’homme ne lui sera octroyé facilement. Homère insiste encore : tout se conquiert âprement dans la vie. À la sueur de notre front, diront d’autres Écritures. « Rien n’est jamais acquis à l’homme, ni sa force, ni sa faiblesse, ni son cœur », renchérira Aragon. Pour l’heure, Athéna prépare à son favori un retour de haute lutte.

La déesse apparaît à Ulysse sous les atours d’un pâtre, puis d’une femme splendide, et elle lui révèle Ithaque en dissipant la brume. Elle a ourdi un plan. Elle assistera Ulysse dans la reconquête du palais :

je serai là

quand nous travaillerons, et je crois que beaucoup

souilleront le sol infini de sang et de cervelle !

(Odyssée, XIII, 393-396.)

Ulysse is back, et cela va saigner. Mais l’opération va se dérouler dans la discrétion. Pas question de revenir en fanfare comme le fit Agamemnon qui trouva la mort en paiement de son ostentation. Ulysse sera le vengeur masqué plutôt que le triomphateur arrogant. N’oublions pas les ravages de l’hubris dans les destins privés et la vertu publique.

Le plan d’Athéna ressemble à une opération commando. S’avancer en clandestin, reconnaître les lieux, identifier les fourbes, préparer le terrain, frapper. « Fix, find, and finish », comme disent aujourd’hui les spécialistes de la contre-insurrection. Et, pour l’entreprise de reconnaissance du terrain, Athéna grime Ulysse en mendiant pour que tu sois hideux à tous les prétendants (Odyssée, XIII, 402).

Début des opérations : Ulysse se rend chez son ancien porcher, le fidèle Eumée, qui garde ses troupeaux et a conservé intacte son affection pour Ulysse. Il ne reconnaît pas son maître mais l’accueille dignement, comme un homme se doit de recevoir son semblable. Eumée n’a pas trahi, n’a pas oublié son maître. Pourquoi Homère l’affuble-t-il de l’épithète divin ? Parce qu’il a été un fidèle, se conduit droitement avec son semblable. C’est le premier humain rencontré par Ulysse, et cette présence pure, immédiate, inaugure les retrouvailles de notre héros avec le monde des hommes. Pour le poète antique, ce qui est présent, dans la lumière réelle, ce qui se dévoile dans sa vérité, c’est le divin.

Ulysse va séjourner dans une pauvre cabane. La bataille pour « le retour du roi » commence ici, au plus bas. De la cabane des cochons jusqu’au palais, la route sera sanglante. L’Odyssée est la fable de la reconquête et de la restauration. Homère exprime ici, dans la cabane, la très belle alliance du prince et du serviteur. Pour l’instant, le roi Ulysse n’a pour tout soutien qu’un porcher. C’est là, le début de son armée.

Mais nous savons bien qu’être un prince de la vie ne se réduit pas à un titre administratif. Certains pauvres sont royaux dans leurs comportements. Ce sont des âmes simples et fortes, des hommes ordinaires, dira George Orwell. Homère ne regarde pas l’humanité à travers la triste grille de lecture socio-marxiste, visant à tout réduire à la question du statut économique. Se contenter comme instrument de compréhension du monde de la ligne distinguant le nanti du défavorisé, l’exploité de l’exploitant, c’est passer à côté de ces liens intérieurs qui lient Ulysse au porcher. Tous deux, à l’un ou l’autre bout de l’échelle sociale, sont d’une même race aristocratique. Entre eux deux : les prétendants.

Ulysse et le porcher passent une belle nuit de veille. Ils se racontent des histoires. Pendant deux mille cinq cents ans, l’homme continuera à inventer des contes. Pour l’heure, donc, le roman. Ulysse ment comme un arracheur de dents. Il brosse des récits épiques, masque son identité, joue les Tartarins.

Quelque temps plus tard, Télémaque, instruit par Athéna, rentre de Sparte et se rend chez Eumée. Athéna manipule ses pions, resserre le dispositif.

Le fils ne reconnaît pas le père dans le mendiant, pas plus d’ailleurs qu’il ne voit Athéna.