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Car les dieux ne se montrent pas à tous les yeux

(Odyssée, XVI, 161)

rappelle Homère. Quel vers ! Certains hommes distinguent le merveilleux quand d’autres ne le voient pas. Homère indique que nous ne sommes pas égaux devant le sort. Certains sont les favoris des dieux, d’autres pas. Certains discernent le chatoiement dans les interstices du merveilleux. D’autres n’ont pas la double vision. Certains déchiffrent le réel, d’autres se contentent de le regarder.

Télémaque reconnaît enfin son père. Et les larmes coulent des yeux du guerrier de Troie et de ceux du fils. Ensemble, ils achèvent d’ourdir leur plan. Ils vont faire un sort aux prétendants pleins d’insolence (Odyssée, XVI, 271). Ulysse assure son fils de la victoire et Télémaque cesse de tergiverser.

Père, tu connaîtras mon cœur dans l’avenir,

j’imagine : il n’est plus en moi d’étourderie.

(Odyssée, XVI, 309-310.)

Il devient en cet instant un adulte, il est sorti du tunnel de l’enfance sans avoir besoin de Sigmund Freud.

Pour l’heure, il ne faut pas que Pénélope sache le retour de son mari. Tout juste apprend-elle le retour de son fils. Les prétendants sont consternés, leur embuscade s’est soldée par un échec. Pour eux, déjà, le ciel s’obscurcit. Dans une pensée menée par l’idée de l’ordre, il est écrit qu’un jour viendra où les traîtres paieront.

LE TEMPS DE LA RESTAURATION

Commencent les scènes de la reconquête. Le palais sera le théâtre de la justice. Elle se rétablira par la violence. On découvre les prétendants, sûrs de leur droit, vulgaires, obscènes. Homère décrit souvent « l’insolent et ennuyeux vacarme ». Ce cénacle de marquis est familier à nos esprits, n’est-ce pas ? C’est l’image universelle de l’ambition et de la médiocrité. Ils sont sûrs de leur bon droit. Le vacarme est l’écho de la vilenie et, deux mille cinq cents ans plus tard, tous les peuples du monde se rendent compte qu’il y a un rapport proportionnel entre la nocivité d’une communauté et le niveau sonore atteint pour manifester ce qu’elle croit être son triomphe.

Tour à tour, Ulysse est moqué par les prétendants, malmené par Antinoos – leur meneur –, insulté par les servantes, rabroué par les prétendants, agressé même par un autre mendiant.

Dans le monde mythologique, complexe et imprévisible, la classe ne détermine pas la valeur. Princes et gueux peuvent manifester la même médiocrité ou la même vertu. L’homme n’est pas une créature naturellement humaniste et un serviteur n’a pas nécessairement le monopole de l’innocence, de même qu’un seigneur pas forcément celui de la noblesse d’âme. Le monde homérique n’est pas essentialiste. Il ressemble au réel : transversal.

Même Pénélope ne reconnaît pas son prince sous les hardes. Vingt ans ont passé. Athéna est trop rompue aux techniques du transformisme pour qu’Ulysse se fasse démasquer. Tout juste la fidèle Pénélope est-elle émue que ce mendiant lui évoque si précisément son mari. Elle veut le croire vivant, tout le monde l’espère mort.

Le vieux chien Argos reconnaît son maître et en meurt, foudroyé. Et une servante qui lave les pieds de ce mendiant détecte la cicatrice que son maître portait au pied après une blessure de chasse. Un porcher, un chien, une servante : Homère offre une haie d’honneur superbement modeste pour le retour du maître. Peu importe leur condition sociale. Ils triompheront car ils sont du côté de l’ordre. Et il y a du génie romanesque chez Homère à préluder aux triomphes par la levée d’une armée de sans-grade.

On intime à nouveau à Pénélope l’obligation de se prononcer. Ils la pressent, ces faquins ! Elle doit choisir mari parmi les soupirants. Le stratagème de la tapisserie a été éventé. On connaît l’histoire, passée au patrimoine mondial des ruses féminines. Longtemps, elle a prétendu attendre d’avoir achevé son ouvrage pour choisir un époux mais elle détricotait la toile chaque nuit, silencieusement dans le palais.

Athéna inspire à Pénélope de lancer l’épreuve de l’arc dont le vainqueur se verra gratifié de sa main :

Écoutez-moi, superbes prétendants, vous qui avez fondu,

pour y boire et manger sans frein, sur la demeure

d’un homme absent depuis longtemps, et qui ne pouvez pas

donner d’autre prétexte à vos actions

que le désir de m’épouser et de m’avoir pour femme !

Prenez courage, prétendants, car voici votre épreuve :

je vous présente le grand arc d’Ulysse.

(Odyssée, XXI, 68-74.)

Ce que les prétendants prennent pour la récompense de leur patience sonnera leur glas. Le massacre est dans l’arc.

Le lecteur le sait, lui. Il est instruit par le poète, il se tient du côté des dieux. Il s’agit pour les concurrents de bander l’arc d’Ulysse, de tirer une flèche et de traverser d’un seul trait douze haches disposées sur le sol.

Télémaque commence mais s’emploie sur un signe de son père, toujours méconnaissable, à échouer. Les prétendants ratent leur tir, ils étaient loin d’avoir assez de force. Ulysse donne ses dernières instructions en se dévoilant à Eumée. On ferme les portes de la cour pour faire du palais une souricière, on sort les armes des magasins, on dispose le plan.

Puis Ulysse se saisit de l’arc sous les quolibets des félons, bande la corde, décoche le trait, triomphe.

« Le nom de l’arc est la vie, écrivait Héraclite, et son œuvre : la mort. » L’arc est un symbole philosophique pour l’homme antique et pour certains d’entre nous encore. C’est l’instrument d’Apollon le guerrier. Le poète Orphée, lui, se sert d’une lyre comme d’un arc pacifié... L’arc et la lyre : quand l’un a servi à restaurer l’ordre, l’autre peut commencer à vibrer pour les chants. Chez Héraclite, l’arc symbolise la coexistence des contraires. Chez Ulysse, il illustre le désir de tendre vers le but, de n’en jamais dévier et d’avoir vécu depuis vingt ans dans l’énergie de la tension. Ulysse n’est pas l’homme de l’éternel retour mais du retour impérieux.

Les prétendants sont stupéfaits. Ce pouilleux a gagné l’épreuve.

Qui pouvait penser que parmi ces convives,

seul devant tant de gens, un homme, même vigoureux,

ferait venir sur lui la mort mauvaise au noir génie ?

(Odyssée, XXII, 12-14.)

Ulysse se dévêtit de ses haillons et bondit sur le grand seuil, tenant son arc et son carquois rempli de flèches (Odyssée, XXII, 2-3).

Les scènes violentes ont toujours traversé en éclairs les longues narrations du poème. L’Odyssée est un récit maritime électrocuté de convulsions qui convergent vers la flèche décochée par Ulysse. Homère accélère, comme au cinéma : il passe à l’acte. Le palais des orgies devient l’estrade des exécutions. La fête est finie pour les félons.

Ulysse et Télémaque, déchaînés, liquident un à un les usurpateurs, en commençant par Antinoos, le meneur, qui reçoit une flèche dans la tête.

Homère renoue avec l’art éprouvé dans l’Iliade de décrire le carnage. Lecteurs ! Pas un détail ne nous est épargné. Éloignons les enfants ! À croire que le déchaînement dont s’étaient rendus coupables les hommes à Troie recommence. Les têtes roulent. Homère nous gratifie de la description des tortures infligées à Mélanthée. Les servantes sont pendues.

Affreuse s’élevait la plainte

des têtes fracassées, et tout le sol fumait de sang.