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Désormais, Ulysse, quand il aura accompli un dernier sacrifice à Poséidon, pourra enfin jouir du bonheur.

Il rappelle à Pénélope les mots de Tirésias :

Et la mort viendra me chercher

hors de la mer, une très douce mort qui m’abattra

affaibli par l’âge opulent ; le peuple autour de moi

sera heureux. Voilà tout ce qu’il me prédit.

(Odyssée, XXIII, 281-284.)

On ne verra pas cet Ulysse-là.

Ainsi donc, sommes-nous rentrés sur les rivages d’Ithaque. Nous avons assisté à la plus belle réparation possible : un homme a reprisé la part déchirée de lui-même.

L’ordre des anciens jours, défait par l’arrogance humaine, a été restauré par un héros. L’affront à l’harmonie du monde peut se voir racheté.

Grâce à Ulysse sont oubliés les déchaînements de l’Iliade, cette guerre où les hommes ont entraîné dans leur rage les dieux, le feu et l’eau – le cosmos tout entier. Ulysse a beaucoup lutté, car rien ne s’obtient facilement ici-bas, ni les biens ni les droits.

Nous devrions, en refermant l’Iliade et l’Odyssée, nous souvenir que les furies de la guerre ne se sont pas endormies. Leur braise couve. Elles sont toujours promptes à se réveiller. Il n’est pas raisonnable de dormir sur les lauriers de la paix.

Comment expliquer que ce poème âgé de plus de deux millénaires paraît être né d’avant-hier ? Charles Péguy formulait ainsi ce miracle : « Homère est nouveau, ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux que le journal d’aujourd’hui{4}. »

On lira Homère dans mille ans. Et, aujourd’hui, on trouvera dans le poème de quoi comprendre les mutations qui ébranlent notre monde en ce début de xxie siècle. Ce que disent Achille, Hector et Ulysse nous éclaire davantage que les analyses des experts, ces techniciens de l’incompréhensible qui masquent leur ignorance dans le brouillard de la complexité.

Homère, lui, se contente d’exhumer les invariants de l’âme.

Changez les casques, changez les tuniques, mettez des chars à chenille au lieu des chevaux, des sous-marins à la place des nefs, remplacez les remparts de la ville par des tours en verre. Le reste est similaire. L’amour et la haine, le pouvoir et la soumission, l’envie de rentrer chez soi, l’affirmation et l’oubli, la tentation et la constance, la curiosité et le courage. Rien ne varie sur notre Terre.

Les dieux ont pris d’autres visages, les peuples se sont mieux armés, les hommes se sont multipliés, la Terre a rétréci.

Mais tous, nous portons dans nos cœurs une Ithaque intérieure que nous rêvons parfois de reconquérir, parfois de regagner, souvent de préserver.

Et tous, nous sommes menacés par de nouveaux assauts sur des plaines de Troie. Troie peut avoir tous les noms possibles, les dieux sont toujours en embuscade, préparant de nouveaux assauts. Cela ne veut pas dire que les hommes sont maudits et destinés à se battre. Cela signifie que l’histoire n’est pas finie.

Et la lecture d’Homère devrait nous inciter à maintenir à tout prix le « durable traité » de la fin de l’Odyssée afin que ne se réveille point la colère d’Achille.

J’espère que la déesse aux yeux de chouette, que les muses et les dieux sauront vous donner de bons conseils et vous inspirer de justes choix. Il est temps de reprendre les nefs, de voguer vers l’ailleurs ou de rentrer chez nous en évitant les magiciennes.

DES HÉROS ET DES HOMMES

LE TYPE ET LA FIGURE

Lorsque nous embarquons sur les fleuves homériques, résonnent des mots étranges, beaux comme des fleurs oubliées : gloire, courage, bravoure, fougue, destinée, force et honneur. Ils ne sont pas encore interdits par les agents de la novlangue managériale. Cela ne saurait tarder.

De nos mains, non de l’indolence, viendra la lumière

(Iliade, XV, 741)

dit Homère par la bouche d’un de ses guerriers.

À quelle place peuvent prétendre ces concepts incongrus dans une société du bien-être individuel et de la sûreté collective ? Sont-ils à jamais remisés dans le grenier des lunes ?

« Les langues antiques sont langues mortes », entend-on ordinairement. Ces expressions aussi ?

Pis que tous, l’un de ces mots paraît avoir été oublié au fond d’une strate archéologique : l’héroïsme. Dans les poèmes, il domine.

L’Iliade et l’Odyssée sont les chants du dépassement.

Dans cet étourdissement de batailles, ces flots de larmes et d’ambroisie, ces harangues lancées par-dessus les remparts, ces chants murmurés dans l’alcôve, ces amours où les hommes s’aiment avec la grâce des dieux et les dieux avec le ridicule des hommes, au fond de ces grottes peuplées de monstres ou sur ces plages couvertes de nymphes se dresse une figure immuable : le héros.

Sa puissance métaphysique a nourri la culture européenne.

Elle continue à irradier notre inconscient collectif.

À chaque époque, un nouveau héros survient, chargé d’incarner les valeurs du moment.

La figure éternelle devient alors un type sociétal.

Qui est-il, cet homme armé ? Il n’a que son glaive et sa ruse pour lutter contre l’effroi du monde, la tragédie de la vie, l’incertitude des jours. Nous inspire-t-il encore, le héros de la plaine de Troie ? Nous fait-il horreur ? Est-il un étranger, un frère ? A-t-il quelque chose à nous apprendre, à nous qui avons troqué les vertus antiques contre l’aspiration au confort ?

La « prospérité » et le « confort » : ce sont les horizons que prescrit un nouvel (et grisâtre) héros de notre temps, Mark Zuckerberg. L’inventeur de la version numérique de la flaque d’eau de Narcisse (Facebook, disent-ils) a brandi ces deux objectifs de vie lors de son discours, devant les étudiants d’Harvard. Il aurait fallu opposer l’analyse d’Hannah Arendt à ce grossiste en gadgets digitaux. Pour elle, chaque individu pouvait faire son usage du héros homérique. Le héros était la référence, le symbole d’une vertu particulière, l’étalon permettant de mesurer notre propre grandeur. Selon son inclination, chacun pouvait se reconnaître dans tel ou tel. Les partisans de la force brute penchaient vers Ajax. Ceux de la noble tendresse vers Hector, les tacticiens choisissaient Ulysse, les thuriféraires de l’amour paternel Priam, les esprits ambigus et virils, Patrocle. Quant à moi, qui ai consacré une partie de ma vie à boire de l’alcool et l’autre à grimper sur les immeubles, je me retrouvais dans Élpénor qui mourut en tombant dans l’escalier de Circé après avoir abusé de vin.

Si nous aimons à nous identifier aux héros grecs, c’est qu’aucun d’entre eux n’est parfait. Le temps du Dieu monothéiste lointain et abstrait n’était pas advenu. Nous vivions l’âge des divinités faillibles, attachantes, car elles dansaient sur les bords de leurs propres abîmes.

Les Grecs aimaient tant rendre des comptes au réel que même le divin recelait ses failles ! Les dieux n’échappent pas à l’œil critique d’Homère. Aphrodite et Athéna, par exemple, se révèlent capables de se crêper le chignon comme deux harengères du Pirée.

Dans l’éclat du merveilleux chatoie toujours la limite des choses.

Cela rend proche et amicale la lecture d’Homère.

FORCE ET BEAUTÉ

Le héros d’Homère se caractérise par la force. Sa vigueur est sa noblesse. Elle lui permet d’agir et d’arriver à ses fins. Dans le monde homérique, pas d’action sans puissance. Auquel cas, il n’y aurait que des intentions. Le héros s’avance comme un fauve, fait pour la guerre et le mouvement.