Выбрать главу

Vingt et unième siècle : le Moyen-Orient se déchire, Homère décrit la guerre. Les gouvernements se succèdent, Homère peint la dévoration des hommes. Les Kurdes se battent avec héroïsme sur leur terre, Homère raconte la lutte d’Ulysse pour recouvrer son pouvoir usurpé. Les catastrophes écologiques nous terrifient, Homère brosse la fureur de la nature devant la folie de l’homme. Tout événement contemporain trouve écho dans le poème ou, plus précisément, chaque soubresaut historique est le reflet de sa prémonition homérique.

Ouvrir l’Iliade et l’Odyssée revient à lire un quotidien. Ce journal du monde, écrit une fois pour toutes, fournit l’aveu que rien ne change sous le soleil de Zeus : l’homme reste fidèle à lui-même, animal grandiose et désespérant, ruisselant de lumière et farci de médiocrité. Homère permet d’économiser l’abonnement à la presse.

Apparaît Ulysse. Qui est cet homme paradoxal ? Il aime l’aventure mais veut rentrer chez lui. Il se montre curieux de l’univers mais nostalgique de sa maison, il goûte aux nymphes mais pleure Pénélope, se jette dans l’aventure mais rêve du foyer. Ulysse « faux voyageur est aventurier par force et casanier par vocation », ironisait Vladimir Jankélévitch dans L’Aventure. Ce champion de force et de ruse se montre insaisissable, tiraillé entre les penchants. C’est toi, lecteur, c’est moi, c’est nous : notre frère. On avance dans l’Odyssée comme devant le miroir de sa propre âme. Là réside le génie : avoir tracé en quelques chants le contour de l’homme. Personne depuis ne s’est refait.

Au long de ces lignes chatoient la lumière, l’adhésion au monde, la tendresse pour les bêtes, les forêts – en un mot, la douceur de la vie. N’entendez-vous pas la musique des ressacs en ouvrant ces deux livres ? Certes, le choc des armes la recouvre parfois. Mais elle revient toujours, cette chanson d’amour adressée à notre part de vie sur la Terre. Homère est le musicien. Nous vivons dans l’écho de sa symphonie.

Ce poème me versait dans l’organisme les sucs d’une vitalité perdue. Lire Homère soulève. C’est la fonction organique des œuvres éternelles. « De temps en temps, les Grecs offraient pour ainsi dire des fêtes à toutes leurs passions, à tous leurs mauvais penchants naturels... c’est là ce que le monde a de proprement païen », martèle Nietzsche dans Ecce homo. Entrez dans la fête ! Elle bat toujours son plein.

Les textes que vous vous apprêtez à lire sont les retranscriptions de mes émissions. On ne s’adresse pas aux auditeurs comme aux lecteurs. Parler n’est pas écrire. À la table d’enregistrement, la parole est fluctuante, plus libre, moins bordée comme on le dit d’une voile. Après tout, parler d’Homère dans un micro est une histoire grecque : c’est une navigation sur les ondes. On pardonnera, j’espère, les embardées.

Les citations de l’Iliade et de l’Odyssée proviennent des traductions en langue française de Philippe Jaccottet pour l’Odyssée (Éd. La Découverte, 1982, 2004) et, pour l’Iliade (Éd. du Seuil, 2010, 2012), de Philippe Brunet, aède contemporain qui a destiné sa traduction à la lecture à haute voix et tenté de restituer le rythme du vers homérique avec son solfège, ses legatos, ses staccatos. Elles sont imprimées en couleur bleue. Bleu comme le ciel et comme sa sœur, la mer. Bleu comme le soleil et peut-être comme les yeux d’Homère, seul voyant aveugle.

D’OÙ VIENNENT

CES MYSTÈRES ?

LA PROXIMITÉ DES ŒUVRES ÉTERNELLES

L’Iliade est le récit de la guerre de Troie. L’Odyssée raconte le retour d’Ulysse en son royaume d’Ithaque. L’une décrit la guerre, l’autre la restauration de l’ordre. Toutes deux dessinent les contours de la condition humaine. À Troie, la ruée des masses enragées, manipulées par les dieux. Dans l’Odyssée, Ulysse, circulant entre les îles, et découvrant l’échappatoire. Entre les deux poèmes, une très violente oscillation : malédiction de la guerre ici, possibilité d’une île là-bas, temps des héros d’un côté, aventure intérieure de l’autre.

Ces textes ont cristallisé des mythes qui se répandaient par le truchement des aèdes dans les populations des royaumes mycéniens et de la Grèce archaïque il y a deux mille cinq cents ans. Ils nous semblent étranges, parfois monstrueux. Ils sont peuplés de créatures hideuses, de magiciennes belles comme la mort, d’armées en déroute, d’amis intransigeants, d’épouses sacrificielles et de guerriers furieux. Les tempêtes se lèvent, les murailles s’écroulent, les dieux font l’amour, les reines sanglotent, les soldats sèchent leurs larmes sur des tuniques en sang, les hommes s’étripent. Puis une scène tendre interrompt le massacre : les caresses arrêtent la vengeance.

Préparons-nous : nous passerons des fleuves et des champs de bataille. Nous serons jetés dans la mêlée, conviés à l’assemblée des dieux. Nous essuierons des tempêtes et des averses de lumière, serons nimbés de brumes, pénétrerons dans des alcôves, visiterons des îles, prendrons pied sur des récifs.

Parfois, des hommes mordront la poussière, à mort. D’autres seront sauvés. Toujours les dieux veilleront. Et toujours le soleil ruissellera et révélera la beauté mêlée à la tragédie. Des hommes se démèneront pour mener leurs entreprises mais, derrière chacun, un dieu jouera son jeu. L’homme sera-t-il libre de ses choix ou obéira-t-il à son destin ? Est-il un pauvre pion ou une créature souveraine ?

Îles, caps et royaumes déploient le décor de ces poèmes. Dans les années 1920, le géographe Victor Bérard en effectua une très précise localisation. Du Mare Nostrum a jailli l’une des sources de notre Europe, fille d’Athènes autant que de Jérusalem.

D’où viennent ces chants, surgis des profondeurs, explosant dans l’éternité ? Pourquoi conservent-ils à nos oreilles cette incomparable familiarité ? Comment expliquer qu’un récit de deux mille cinq cents ans d’âge résonne avec un lustre neuf, un pétillement de calanque ? Pourquoi ces vers à la jeunesse immortelle nous apprennent encore l’énigme de nos lendemains ?

Pourquoi ces dieux et ces héros semblent-ils si amicaux ?

Les héros de ces chants vivent encore en nous. Leur courage nous fascine. Leurs passions nous sont familières. Leurs aventures ont forgé des expressions que nous employons. Ils sont nos frères et sœurs évaporés : Athéna, Achille, Ajax, Hector, Ulysse et Hélène ! Leurs épopées ont engendré ce que nous sommes, nous autres, Européens : ce que nous sentons, ce que nous pensons. « Les Grecs ont civilisé le monde », écrivait Chateaubriand. Homère continue à nous aider à vivre.

Il y a deux hypothèses à ce mystère de la présence d’Homère.

Soit les dieux ont vraiment existé et inspiré leur hagiographe. Ils lui ont insufflé une prescience. Lancé dans l’abîme des temps le poème était prémonitoire, destiné à rencontrer notre époque.

Soit rien n’a changé sous le soleil de Zeus, et les thèmes qui traversent les poèmes – la guerre et la gloire, la grandeur et la douceur, la peur et la beauté, la mémoire et la mort – sont le combustible du brasier de l’éternel retour.

Je crois à cela : l’invariabilité de l’homme. Les sociologues modernes se persuadent que l’homme est perfectible, que le progrès le bonifie, que la science l’améliore. Fadaises ! Le poème homérique est immarcescible, car l’homme, s’il a changé d’habit, est toujours le même personnage, mêmement misérable ou grandiose, mêmement médiocre ou sublime, casqué sur la plaine de Troie ou en train d’attendre l’autobus sur les lignes du siècle XXI.