Plus tard, les Grecs de l’âge classique trouveront un moyen de rejoindre l’immortalité en bâtissant des villes, en couvrant le monde d’œuvres d’art, en inventant des systèmes politiques et des lois qu’ils espéreront parfaits et donc impérissables. Certaines traditions asiatiques inventeront les mythes de la réincarnation pour guérir l’homme de n’être qu’une ombre éphémère. Puis les fables monothéistes juives et chrétiennes apporteront leur remède à l’angoisse en affirmant que quiconque – même le moins héroïque et surtout lui, peut-être ! – peut prétendre au paradis. « Heureux les pauvres de cœur, le royaume des cieux est à eux. » Cette parole des Béatitudes est aux antipodes de la doctrine grecque de l’héroïsme.
Dans nos époques contemporaines, le héros ne ressemble plus à Ulysse. Deux mille ans de christianisme, récemment converti en philosophie égalitariste, ont porté au pinacle le faible à la place du guerrier. Les sociétés produisent les héros qui leur ressemblent. Dans l’Occident du siècle xxi, le migrant ou le père de famille, la victime ou le démuni seront dignes du podium. Un Achéen se présentant sur son char dans le Paris de 2018 serait immédiatement arrêté. Rien n’est plus éternel que la figure du héros. Rien n’est plus éphémère que son incarnation.
Hannah Arendt, obsédée par l’Histoire, c’est-à-dire l’inscription des actions des hommes dans la chair de temps, salue l’option grecque dans quelques fortes lignes de La Crise de la culture : « Cependant, si les mortels réussissaient à doter de quelque permanence leurs œuvres, leurs actions et leurs paroles, et à leur enlever leur caractère périssable, alors ces choses étaient censées, du moins jusqu’à un certain degré, pénétrer et trouver demeure dans le monde de ce qui dure toujours, et les mortels eux-mêmes trouver leur place dans le cosmos où tout est immortel excepté les hommes. La capacité humaine d’accomplir, cela était la mémoire. »
Ces paroles sonnent étrangement dans l’époque de l’immédiat. Le culte du présentisme se situe à l’exact opposé du désir d’inscrire ses actes dans la longue durée. Le Grec antique n’est pas l’homme de Zuckerberg. Il ne veut pas coller à l’écran du miroir comme l’insecte sur le pare-brise du présent. Les réseaux sociaux sont des entreprises de désagrégation automatique de la mémoire. Aussitôt postée, l’image est oubliée. Le nouveau Minotaure du World Wild Web a renversé le principe de l’impérissabilité. Gonflé de l’illusion d’apparaître, on se fait absorber par la matrice digitale, grand sac stomacal. Nul héros grec n’a besoin d’un site internet. Il préfère riposter que poster.
Ce Grec, prêt à piller pour sa gloire, nous semble un monstre. Au XXe siècle, dans le monde occidental, l’héroïsme avait encore une valeur évangélique. Il consistait à donner sa vie pour quelque chose qui n’était pas soi-même. Au XXIe siècle, l’héroïsme occidental consiste à afficher sa faiblesse. Sera héros celui qui peut prétendre avoir pâti des effets de l’oppression. Être une victime : voilà l’ambition du héros d’aujourd’hui !
Devenir le meilleur de tous était l’objectif du héros d’Homère.
Tout le monde, il est le meilleur est une injonction chrétienne sécularisée par les démocraties modernes.
RUSE ET ART ORATOIRE
La force fauve n’est pas la seule caractéristique du héros. Une autre vertu se dessine, la mêtis, mixte d’intelligence et d’art oratoire. Ulysse rabroue Euryale, jeune prince attablé au banquet phéacien :
Ainsi les dieux n’accordent pas toutes les qualités,
beauté, intelligence et éloquence, à un même homme :
un tel se trouve être, en effet, d’un médiocre visage,
mais un dieu orne ses paroles de beauté ; chacun
le regarde avec joie, il discourt avec assurance
et une douce modestie, il brille dans la foule
et, s’il va par la ville, il est admiré comme un dieu.
Un autre, de visage, est comparable aux immortels,
mais nulle grâce ne couronne ce qu’il dit.
(Odyssée, VIII, 167-175.)
Eh oui, charger le sabre au clair dans le gras des troupes ennemies ne suffit pas à sculpter un héros. Encore faut-il savoir soulever une assemblée.
Ulysse, s’il brille par sa force musculaire, est aussi l’homme de la ruse. Son art du double discours déjoue les pièges. Diplomate en chef, il n’hésitera jamais à mentir, à se travestir, à jouer de tous les stratagèmes. Il tirera son héroïsme de cette double grâce du muscle et de l’esprit. Cette science de la brigue est bénie des dieux en général et d’Athéna en particulier. Elle a pour Ulysse l’affection d’une mère amoureuse.
Quand Ulysse débarque à Ithaque et rencontre Athéna dissimulée sous les traits d’un berger, notre héros ne veut toujours pas dévoiler son identité. Il ment comme il sait le faire, « ayant toujours autant d’astuce dans l’esprit ». Et la déesse est prise de tendresse goguenarde pour ce « héros d’endurance », maître dans l’art de la dissimulation :
Il serait fourbe et astucieux, celui qui te vaincrait
en quelque ruse que ce soit, fût-il un dieu !
Ô malin, ô subtil, ô jamais rassasié de ruses,
ne vas-tu pas, même dans ton pays, abandonner
cette passion pour le mensonge et les fourbes discours ?
Allons ! n’en parlons plus ! puisque nous sommes toi et moi
des astucieux : toi de loin le premier des hommes
en conseil et discours, moi fameuse entre tous les dieux
pour ma finesse et mon astuce.
(Odyssée, XIII, 291-299.)
LA CURIOSITÉ DU MONDE
Ulysse apporte au carquois du héros une ultime vertu : la curiosité.
L’esprit européen se définirait par la capacité de trancher dans le vif d’une situation. Les Grecs nommaient kairos l’art de saisir une occasion, au bon moment, et de prendre une décision limpide et assumée. L’Histoire retiendra l’épisode où les habitants de Gordes soumettent un nœud à Alexandre le Grand. Le roi macédonien dégaine son glaive et, sans barguiner, coupe la pelote, donnant là la plus marquante illustration de sa capacité de discernement.
En plus de cet art de couper court aux poisons de l’hésitation, une autre vertu s’inscrit dans l’esprit européen. Elle est incarnée par Ulysse et pourrait se nommer : la soif d’apprendre. Ulysse n’est pas seulement un meneur d’équipage, un orateur endurant, l’amant des magiciennes ou le mari fidèle. Il est l’explorateur qui ne peut jamais s’empêcher de s’enfoncer vers le mystère. Qu’un naufrage lui en offre l’occasion, Ulysse écarte les voiles de brouillard. L’Odyssée est un traité d’exploration. Ces îles grecques flottent sur la mer Égée, recelant chacune leur trésor, leur richesse, leur promesse et leur menace. Chacune est un monde. L’Odyssée est une traversée de ces mondes.
Et ces mondes sont dangereux. Le Grec circulait dans les archipels de roches et d’écumes étreint par la terreur :