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Hélas ! en quelle terre encore ai-je échoué ?

Vais-je trouver des brutes, des sauvages sans justice

ou des hommes hospitaliers, craignant les dieux ?

(Odyssée, XIII, 200-202)

se lamente Ulysse arrivé à Ithaque.

Pouvons-nous saisir cette angoisse du nouveau, nous autres qui faisons du monde un espace commun et affublons la Terre de cette expression infantile : « notre planète » ? Pouvons-nous comprendre l’effroi à l’heure du tour du monde sans escales et des rêves d’humanité universelle ? Pouvons-nous concevoir que chaque mile marin d’Ulysse l’amène à pousser les portes d’une maison inconnue et à pénétrer en des pièces dangereuses ?

Pourtant Ulysse n’hésite jamais à s’avancer. Il oppose la curiosité à la nouveauté. Sur l’île aux Cyclopes, ou l’île de Circé, il s’aventure. Il va voir, prend son épée, cherche à savoir. Quand ses hommes l’enjoignent de ne pas s’éloigner de la nef accostée sur le rivage, il jette sur ses épaules son glaive de bronze à clous d’argent, passe son arc par-dessus et affirme qu’il ira se rendre compte de lui-même parce qu’une nécessité l’y pousse.

Il est vrai qu’il est parfois secondé par la déesse aux yeux de chouette ou par Hermès, dieu ultra-classe qui lui sert d’ange gardien, mais il est surtout aiguillonné par son désir de connaître. Ulysse invente l’exploration gratuite dont les Européens auront le monopole.

Plus tard, l’esprit d’aventure sera porté dans les confins par Vasco de Gama, Livingstone, Lévi-Strauss, Jean Rouch, Cousteau, Hermann Buhl, Charcot et Magellan. Inspiré par Ulysse, l’homme européen a fouillé le monde. Mieux ! C’est lui qui a manifesté un intérêt pour ce qui était autre que lui-même. De notre petite péninsule sont nées les sciences humaines – ethnologie, anthropologie, histoire de l’art, philologie. Ces méthodes d’observation, de découverte, servent la compréhension de l’autre. Jamais l’Orient n’a inventé l’« occidentalisme ».

Ulysse a montré la voie sur un morceau de caillou.

Restait à explorer le monde entier.

Ulysse, notre éclaireur.

L’OBSTINATION OU LE RENONCEMENT

Enfin, le héros sait renoncer. Nous autres, pauvres humains avides d’honneurs et de lauriers, négligeons férocement un trésor : la bonne vie douce, simple, paisible. Celle qui est là, disposée sous notre regard et dont on mesure la valeur au vide qu’elle laisse en s’échappant. Quand nous la possédons, nous ne la voyons pas. Quand nous l’avons perdue, nous la pleurons.

La bonne vie, celle décrite par Ulysse en quelques vers devant le roi phéacien :

Croyez-moi en effet, il n’est pas de meilleure vie

que lorsque la gaieté règne dans tout le peuple,

que les convives dans la salle écoutent le chanteur,

assis en rang, les tables devant eux chargées

de viandes et de pain, et l’échanson dans le cratère

puisant le vin et le versant dans chaque coupe :

voilà ce qui me semble être la chose la plus belle.

(Odyssée, IX, 5-11.)

Parfois, même le plus absolutiste des héros conviendra que « rien ne vaut la vie ». « Rien ne vaut la vie, rien ne vaut la vie », ce rien ne vaut la vie rappellera aux nonagénaires une chanson de plage qui eut sa gloire dans un siècle passé... Mais avant d’avoir été un tube, cette phrase fut prononcée par Achille alors qu’il refusait toujours d’aller au combat encore drapé dans sa fâcherie :

Rien ne vaut la vie, pas même les biens qu’on raconte

s’être entassés jadis dans Troie, dans la ville opulente.

(Iliade, IX, 401-402.)

Plus loin, le héros ajoute :

Seule la vie ne revient pas ; on ne peut la reprendre

ni la ravoir, quand elle a des dents franchi la clôture.

(Iliade, IX, 408-409.)

L’Odyssée n’est-elle pas l’immense et simplissime effort d’un homme qui aura conquis des murailles, goûté à tous les fastes, vécu toutes les aventures et voudrait bonnement recouvrer la valeur de la vie et vieillir doucement « le reste de son âge » dans son palais reconquis ? L’héroïsme, parfois, fatigue le héros. Il aspire à rentrer.

Les Stoïciens enjoindront de vénérer chaque instant de la vie comme une dernière gorgée. Cette suite d’heures modestes pèse plus lourd dans la balance du destin que les jours splendides dans la conversation des dieux et le choc des armes.

Hélas ! nous sommes nombreux, vous, moi, lecteurs d’Homère, à ne pas comprendre cela, à savoir que nous ne le comprenons pas et que nous le comprendrons trop tard. Nous avons besoin de traverser les mers, de décrocher les lunes, de bouffer toutes les routes. Et, une fois passé les caps, nous saisissons que notre bien se tenait là, à portée de regard. L’intelligence eût consisté à désirer ce que l’on possédait déjà. Trop tard ! Enfuie, la vie !

Homère évoquera ce déchirement tout au long des poèmes. Ulysse, Achille, Hector sont l’incarnation de l’homme écartelé entre l’appel du grand large et le destin de l’homme d’intérieur. Faut-il se construire une légende ou jouir de ses petits plaisirs ? Fabrice del Dongo se le demandera au début de ses cavales, sur les bords du lac de Côme. Joseph Kessel résumait ce débat par l’impossibilité de trancher entre « l’arrêt et le mouvement ». On pourrait formuler le tiraillement de mille manières : que faut-il viser ? Le lit conjugal ou l’aventure, les pantoufles ou le cheval de course, la table d’orientation ou la table de chevet, les cartes marines ou les cartes de bridge, le pyjama ou le gymkhana, une femme ou les flammes, les enfants sages ou les chevaux sauvages ?

Pour les Grecs homériques, les termes de l’équation sont la bonne vie d’un côté ou le renom de l’autre.

Andromaque, la femme d’Hector, comprend avant tout le monde que ce choix est la question cruciale. Elle supplie Hector :

Insensé, ton ardeur te perdra ! Sans pitié tu négliges

et ton enfant petit, et moi, ton épouse dolente,

bientôt veuve de toi : les Achéens tous ensemble

viendront t’occire sous peu.

(Iliade, VI, 407-410.)

Elle a pressenti la mort de son mari. Se souviendrait-on de son nom qu’il ne goûterait jamais plus le bonheur de serrer son fils dans les bras. Quand les guerriers comprennent l’intuition d’Andromaque, il est déjà trop tard. Que dira Ulysse à son porcher en rentrant à Ithaque :

Car moi aussi j’ai habité heureux parmi les hommes

une riche maison, et je donnais souvent ainsi

aux vagabonds, sans demander leur nom ni leurs besoins ;

j’avais des serviteurs par milliers, et toutes ces choses

par quoi les hommes vivent bien et sont appelés riches.

Mais Zeus m’a dépouillé : il le voulait sans doute ainsi...

(Odyssée, XVII, 419-424.)

Et qu’avoue Ménélas à Télémaque quand le jeune fils d’Ulysse vient lui rendre visite pour lui demander conseil :

j’ai longuement souffert et j’ai perdu une maison

confortable, avec tout ce qu’elle contenait.

J’aimerais mieux aujourd’hui n’avoir que le tiers de tout