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cela, et que fussent vivants les guerriers qui périrent

dans la plaine de Troie, loin d’Argos et de ses chevaux...

(Odyssée, IV, 95-99.)

Mais le plus déchirant de cette contrition existentielle viendra d’Achille. Ulysse le rencontre au fond des Enfers et imagine le flatter en lui assurant que sa mémoire est glorifiée.

Le spectre d’Achille flottant dans les vapeurs lui assène qu’il a tort :

Ne cherche pas à m’adoucir la mort, ô noble Ulysse !

J’aimerais mieux être sur terre domestique d’un paysan,

fût-il sans patrimoine et presque sans ressources,

que de régner ici parmi ces ombres consumées...

(Odyssée, XI, 488-491.)

Héros, bourgeois, anges, démons, hommes de plein soleil et ronds-de-cuir de l’ombre, faites attention ! prévient Homère. Ne cherchez point à trop réussir votre mort. Sous peine de rater ce qui la précédait et qui n’est pas négligeable... la vie !

Brave, beau, harmonieux, fort, renommé, prêt à renoncer à une vie de café, comme disait Stendhal pour qualifier l’existence facile : tel est le héros grec. Peut-être à se hisser trop haut regrettera-t-il un jour de n’avoir pas su apprécier sa dernière matinée de printemps. Un héros est l’homme de l’éclat. Son plastron de gloire sera peut-être un jour baigné de ses larmes.

LES DIEUX ET LES HOMMES

Homère ne se contente pas de tracer le contour des guerriers de la plaine de Troie. Entre les lignes se dessine la figure de l’homme grec. L’homme antique est un modèle. Sa figure nous émerveille encore. Il y a deux mille cinq cents ans, sur les rivages de la mer Égée, une poignée de marins et de paysans, accablés de soleil, harassés de tempêtes, arrachant un peu de vie à des cailloux pelés, apportaient à l’humanité un style de vie, une vision du monde et une conduite intérieure indépassables.

Deux impératifs moraux gouvernent l’existence grecque : l’hospitalité et la piété. Les poèmes sont traversés de sacrifices aux dieux et de scènes de banquet où le visiteur – Ulysse débarquant chez les Phéaciens ou le roi Priam en mission chez son ennemi mortel – est reçu avec les honneurs. Dans un monde réel servant de miroir au cosmos, l’accueil de l’hôte est une révérence aux dieux. En d’autres termes, le banquet est le reflet profane du sacrifice. Ce serait contrevenir à l’ordre cosmique que de ne pas honorer les dieux avant de prendre une décision et manquer à sa propre grandeur que de ne pas recevoir le vagabond frappant à la porte du palais. Mais, chez Homère, règne la mesure : on ne peut se prévaloir des vertus de l’accueil si on ne possède point le moyen de les assumer. Il ne faut jamais prendre l’expression des vertus grecques pour des intentions abstraites. Rien ne peut se payer uniquement de mots. Quand on accueille un hôte – migrant fuyant la bataille ou naufragé des tempêtes –, c’est que l’on possède quelque chose à lui offrir. Chez Homère, la générosité ne se réduit pas à un effet d’annonce. Si le pourvoyeur en fait publicité, il lui faut les moyens de l’exercer auprès du récipiendaire.

ACCEPTER LE SORT

L’homme homérique accepte son sort, c’est là sa moindre qualité. Selon Aristote, chaque animal sur la Terre accomplit « sa part de beauté et de nature ». De même, l’homme sur le champ de bataille, dans son jardin, dans son palais est là pour vivre son temps. Il y a l’ordre des choses, il y a la part de l’homme. Que peut-on y changer ? La belle Nausicaa, forte de la sagesse de l’âge tendre, adressera telle leçon à Ulysse :

Étranger, qui ne sembles sans raison ni sans noblesse,

Zeus est seul à donner aux hommes le bonheur,

aux nobles et aux gens de peu, selon son gré.

S’il t’a donné ces maux, il faut bien que tu les endures.

(Odyssée, VI, 187-190.)

Mais qu’on y prenne garde ! Accepter sa part de vie ne veut pas dire se résigner, passif, aux aléas du sort. Toute l’énergie d’Ulysse ne sera-t-elle pas de retrouver sa place dans l’ordre bousculé par la folie ? Il ne s’abandonnera pas à vivre au gré des courants. Nous touchons là l’un des paradoxes de la définition de la liberté chez Homère : nous sommes en mesure de suivre une course libre dans une carte du ciel dessinée à l’avance. En d’autres termes, tel le saumon déterminé par la nécessité de remonter le flux, on est libre de nager à contre-courant d’un fleuve dont on est impuissant à changer le sens.

Mais personne n’échappe à son destin, je l’affirme,

une fois né, aucun mortel, ni lâche ni noble !

(Iliade, VI, 488-489)

dira Hector à Andromaque. Nulle révolte dans cette affirmation. L’homme lutte, se démène, navigue au rebours des éléments, se bat mais ne pratique pas cette activité si cartésienne, si moderne, si française : récriminer contre son sort, chercher des coupables à sa propre faillite, se défausser de ses responsabilités et barbouiller finalement un mur avec son petit pinceau pour expliquer au monde qu’« il est interdit d’interdire ». Cette capacité d’accueillir ce qui doit advenir rend l’homme grec fort. Fort parce que disponible.

SE CONTENTER DU MONDE

L’homme grec se contente du réel. Homère développera cet axiome. Il fécondera la philosophie grecque. Pensée forte et simple : la vie est courte, des choses sont là, offertes dans le soleil, il faut les goûter, en jouir et les vénérer sans rien attendre de demain, fable de charlatan. Cet imperium de se satisfaire du monde a été sublimement chanté dans Noces de Camus. L’écrivain, sur le sol algérien, apprend, sous « un ciel mêlé de larmes et de soleil », à « consentir à la terre ». Oui, la vie pour le Grec antique est un contrat de mariage avec le monde. On prononce l’alliance, aussitôt né sur la Terre, pour le meilleur et pour le pire.

Et si c’était la lumière du Mare Nostrum – qu’elle brillât dans l’Alger de Camus ou sur les rives d’Ithaque – qui nous donnait la force d’accueillir la présence pure du monde ? S’émerveiller de la lumière des îles grecques semble un lieu commun. Les agences de voyages ont tellement vanté la bronzette sur le marbre blanc qu’elles ont éculé le sujet. Pourtant, la lumière a poussé les Antiques à accepter leur sort. Elle sert de révélateur. Les choses apparaissent sous sa pluie blanche. Elles se tiennent dans l’éclat d’Hélios, tangibles, installées, irréfutables. Un bloc, un asphodèle, une barque : des choses qu’on ne peut déplacer ni récuser. Et dont il faut se contenter, avec passion. Tout est beau dans ce qui se dévoile (Iliade, XXII, 73), clame Priam (on dirait Heidegger philosophant sur les remparts). Être grec reviendrait à comprendre que la lumière est un lieu. Nous l’habitons. Nous nous tenons droits dans sa vérité, sans requérir les brumeuses chimères d’un au-delà... Nous pouvons aimer ce que la lumière nous offre, jouir de « notre part de vie », lutter pour notre cause et attendre la nuit sans la craindre puisque chaque crépuscule nous a appris son arrivée inexorable. Sous le soleil, la vie éternelle semble une idée obscure de bedeau trop pâle pour le grand air.

NE RIEN ESPÉRER

L’homme grec n’attend pas l’au-delà. Il faudra les révélations monothéistes pour brandir devant lui l’imposture des promesses.

Albert Camus prenait le mythe de la boîte de Pandore à contre-pied de l’idée commune. Pandore avait ouvert la boîte et tous les malheurs s’en étaient échappés. Seul était demeuré l’espoir. C’est donc que l’espoir est à compter au nombre des malheurs ! Il serait une insulte au moment présent !