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L’homme grec ne pense rien d’autre. Il sait que la vie humaine nous est donnée. Aimons ce qui se tient dans sa vérité impartie. Ne cherchons rien d’autre dont nous ne pourrions disposer aujourd’hui. Adhérons à ce qui nous est offert. Les lendemains ne chanteront pas puisqu’ils n’existent pas. Cette philosophie du contentement pourrait paraître une démission. Au contraire, dans l’absence d’espoir réside une capacité d’accueil de la présence des choses. Devrait-on dire d’amour pour la présence présente ? Homère glorifie cette immanence dans un passage de l’Iliade, morceau de bravoure poétique. Il s’agit du chant XVIII où Thétis se missionne elle-même chez Héphaïstos pour lui demander de forger de nouvelles armes qu’elle donnera à son fils Achille.

Le dieu artisan va forger le bouclier du guerrier, un pavois qu’il ornementera de toutes les scènes de la vie familière, pastorale, urbaine, domestique et politique. Et voilà qu’un dieu offre une vision, une photographie de la vie sur la Terre. C’est le Google Earth du dieu Héphaïstos. On comprendra à la description de ce bouclier que toutes les richesses d’une vie humaine sont là, rassemblées dans un intervalle cerné lui-même par les bords du bouclier, pas si inaccessibles que cela. Elles sont à notre disposition, demandent à être moissonnées par nos mains tendues. Pourquoi espérer un autre monde puisque tout est là, ramassé dans le périmètre mesurable d’une campagne ou d’une ville – proche, présent, disponible, amical et connu. Ici et maintenant. Nul besoin d’attendre une moisson dans l’au-delà. Mais il faut avoir l’intelligence de le savoir, la force de le vouloir, la sagesse de le détecter et la modestie de continuer à le désirer. Écoutons la description du monde forgé dans le métal par le dieu artisan et n’oublions pas de ne rien espérer. Contentons-nous de demeurer dans le bouclier. Consentons au monde d’Héphaïstos !

À l’opposé, la rupture de l’homme moderne avec la nature a institué un mécanisme : plus le monde se dégrade, plus se manifeste la soif de religion abstraite. En ce début de XXIe siècle, les religions chimériques connaissent un regain que les médias appellent « retour du religieux ». L’homme s’invente des paradis qui le dédouanent de vénérer son substrat. Pillez le monde, frères humains ! Le paradis vous attend, soixante-dix vierges rachèteront vos forfaits !

Il fabriqua d’abord un bouclier grand et robuste,

le ciselant en tout point, y fit une triple bordure,

étincelante, et le baudrier, attache argentine.

Il était fait de cinq épaisseurs : et sur la dernière,

il forgea, dans ses sages pensers, mille ciselures.

Il y mit la terre, le ciel, et l’onde marine,

l’infatigable soleil et la lune dans sa plénitude,

il y mit les astres, tous ceux dont le ciel se couronne,

et la Force d’Orion, les Pléiades et les Hyades,

l’Ourse, constellation du Chariot, comme d’autres la nomment,

qui regarde Orion et qui tourne sur elle-même,

et qui seule est privée de bain dans les eaux océanes.

Il y mit deux villes peuplées par des hommes-qui-meurent,

villes belles ! Dans l’une avaient lieu des mariages, des fêtes,

on sortait de leur chambre, sous la lumière des torches,

les épouses du jour – l’hyménée résonnait, innombrable ;

les danseurs tournoyaient ; au beau milieu de leur ronde,

lyres cornues et hautbois retentissaient ! Et les femmes,

immobiles, s’émerveillaient sur le seuil de leur porte.

Sur la place, le peuple accourait, car une dispute

s’amorçait : deux hommes, pour le meurtre d’un homme,

contestaient le rachat ; l’un d’eux affirmait être quitte

devant le peuple, et l’autre niait avoir reçu la somme.

Ils requéraient d’un juge qu’il mette fin au litige.

Et les hommes criaient en faveur de l’un ou de l’autre.

Les hérauts contenaient les gens. Les anciens, dans un cercle

saint, se tenaient assis sur des bornes de roc, pierres lisses,

recevant le bâton des hérauts à la voix claironnante.

Ils s’appuyaient, se levaient, prononçaient à leur tour leur sentence.

Deux talents d’or étaient placés au milieu des deux juges :

ils reviendraient à qui dirait les arrêts les plus justes.

(Iliade, XVIII, 478-508.)

COMPLEXIFIER LE RÉEL

Dans les descriptions d’Héphaïstos valsent d’un même mouvement les princes et les paysans, les campagnards et les citadins, les fauves et les bonnes bêtes, la terre et la mer, les guerriers et les hommes en paix. Le monde réel est là, forgé par le dieu, dans sa complexité et la coexistence de ces contradictions. L’idée héraclitéenne du côtoiement des contraires d’où jaillit toute vie se voit représentée dans l’œuvre de l’artisan.

Héraclite : « Dieu est jour nuit, hiver été, guerre paix, satiété faim. » L’homme grec le sait : le monde se présente dans sa variété et il faut accepter ce manteau d’Arlequin. Mieux vaut tout embrasser que tout vouloir séparer. Et reconnaître la diffraction du monde au lieu de chercher à unifier et, pis ! à tout égalitariser.

C’est l’occasion pour Homère de rappeler les hiérarchies profondes des structures du vivant. Le monde d’Homère n’est pas équarri au rabot. Tout ne se vaut pas sous le ciel de l’antiquité. Il y a les dieux et les hommes et les bêtes et, parmi les hommes, de plus ou moins doués selon le bon vouloir divin. C’est cette vision résumée par Achille à Priam lorsque le vieux père vient le supplier de lui rendre la dépouille de son fils Hector :

Il est deux jarres enfouies dans le seuil de Zeus le Cronide,

de cadeaux funestes qu’il donne, ou prospères dans l’autre !

Qui reçoit un mélange, de Zeus que réjouit le tonnerre,

rencontrera tantôt la faveur et tantôt la disgrâce.

Qui reçoit des malheurs sera rendu misérable.

(Iliade, XXIV, 527-531.)

La société grecque est aristocratique. Il ne s’agit pas d’une aristocratie de titre, mais d’une transposition dans le monde des hommes de l’inégalité naturelle. Si Ulysse surpasse les autres, ce n’est pas qu’il soit le propriétaire d’une satrapie insulaire, mais parce qu’il se montre le plus fort, le plus intelligent et le mieux bronzé par l’expérience de vingt ans d’aventures. Quand il retourne en son palais, ce n’est pas en motivant un acte notarié qu’il récupérera son bien, mais grâce à son bras vengeur, l’aide des dieux et sa force mentale.

SAVOIR SE LIMITER

Le bouclier d’Héphaïstos est une pièce ronde, cernée par ses bords. Elle contient la vie dans son miroitement, mais elle est découpée circulairement et sa circonférence sert de bordure au guerrier. Elle englobe les choses en leur conférant une frontière. Ce qui vaut pour une pièce de métal vaut pour l’homme. Un Grec doit savoir se contenir et jouir de ce qu’il reçoit dans des limites de la disposition naturelle. Un jour, Apollon intervient sèchement pour rappeler à l’ordre Diomède qui se déchaîne à grands coups de lance :