Fils de Tydée, attention, méfie-toi : recule ! N’élève
pas tes pensées jusqu’aux dieux. Il n’est pas d’origine commune
aux divins immortels et aux hommes marchant sur la terre.
(Iliade, V, 440-442.)
Et Homère qualifie de « terribles » ces paroles du dieu Apollon ! L’écart est sifflé, l’homme ramené dans ses cordes et Diomède recule. Il a voulu passer la ligne, on lui a signifié la faute.
L’impératif de la mesure irrigue la philosophie grecque. Et constituera l’un des enjeux des poèmes. Rien de trop, était-il écrit sur le portique de Delphes. Cela ne veut pas dire que point trop n’en faut. Cela signifie qu’il convient de savoir s’arrêter aux parapets du monde. Tout dépassement mènera au pire. Tout ce qui brille trop, éclate ou triomphe inconsidérément, subira un jour un retour de bâton. L’Iliade insiste en permanence sur ce revirement de la force. Le vainqueur se trouvera un jour défait. Les héros s’enfuiront après avoir gagné. Les Achéens se débanderont après s’être approchés des Troyens qui, eux-mêmes, reculeront à la suite d’un assaut réussi. La force est un balancier. Elle va et vient d’un camp à l’autre. Et les puissants d’hier sont les faibles du chant suivant. Tout dérapage se paie. Parfois le prix s’annonce terrible. Si la mesure a été honteusement bafouée, le verdict tombera, absolu. N’oublions pas ce vers : Arès est commun : il occit qui vient de t’occire (Iliade, XVIII, 309). Les héros à qui une proportion de force est octroyée par les dieux périront de l’avoir utilisée sans modération.
Après tout, les malheurs d’Achille viennent de son emportement. Déchaînement fatal ! Assaut final ! Verdict implacable !
Ulysse lui-même devra porter son fardeau (sa croix – dirait-on si mille ans avaient passé) pour avoir pillé Troie et insulté le Cyclope.
Ces guerriers triomphants que l’on a vus briller finissent dans le pathos. Patrocle périra au sommet de sa fureur d’un coup de lance dans le dos, Hector tombera et son corps sera souillé, Agamemnon sera supprimé par un complot conjugal, Ajax se suicidera, Priam finira égorgé. Hécatombe de la justice immanente ! Tous paient la tornade qu’ils ont contribué à lever sur la plaine de Troie.
Tous expient l’hubris.
Ainsi donc y a-t-il les dieux, les héros et les hommes. Chacun vogue vers sa mort. Elle sera plus ou moins glorieuse. Chacun reçoit sa part de vie et sait plus ou moins s’en satisfaire. Chacun est plus ou moins libre de danser sous un ciel où sont écrits les grands axes de la destinée. Mais tous – habitants de l’Olympe, paysan paisible ou guerrier casqué – ne doivent pas oublier que la vie n’est rien sans la mesure de la vie.
Et tous sont placés devant cette épreuve : sauront-ils circuler sans trop franchir les lignes ?
LES DIEUX, LE DESTIN
ET LA LIBERTÉ
L’Iliade et l’Odyssée confrontent le poids du destin et l’espoir de liberté.
Qui est le héros d’Homère ?
Le jouet des dieux ou le maître de sa propre partie ?
Un pantin ou une force vive ?
« Dieu ne joue pas aux dés », croyait Einstein. Les dieux de l’Olympe le faisaient, eux, sur la plaine de Troie. Ils jouaient même aux échecs et les pions portaient vos noms, Ulysse, Achille, Hector, Ménélas et Diomède, et vous, Agamemnon, Priam et Patrocle, et vous encore, Andromaque et Hélène. Comme ils disposaient de vous sur l’échiquier de leurs intrigues ! Avec quel cynisme et quelle désinvolture !
Ô héros achéens et troyens, êtes-vous souverains de vos vies ? Ou jouets des habitants de l’Olympe à qui vous adressez tant de prières ?
Les dieux ne demandent pas à l’homme grec de se conformer à un dogme. Le monde mythologique n’est pas moral. La vertu ne se mesure pas à ce qui est licite ou illicite comme chez les mahométans, à ce qui est bon ou mauvais comme chez les chrétiens. Tout est franc sous le ciel antique : les dieux ont besoin des hommes pour leurs affaires personnelles.
Ce terrible vers de l’Iliade balaie nos prétentions de peser quoi que ce soit dans la balance. Glaucos s’adresse à Diomède :
Telles les races des feuilles, telles les races des hommes :
tantôt tombant sous le vent, tantôt s’accroissant innombrables,
sous la poussée des forêts, quand survient la saison printanière ;
ainsi, des générations : l’une croît et l’autre s’efface.
(Iliade, VI, 146-149.)
C’est un vers affreux et lucide !
Un vers d’avant la révélation monothéiste. Celle-ci renversera l’équation et juchera l’homme au pinacle du temple du vivant. Mais, dans la lumière antique, l’homme reste une paille ! Cette idée de l’inconsistance de nous-mêmes a traversé la philosophie. Des penseurs se sont relayés pour formuler l’idée de notre vacuité. Héraclite le premier avec sa vie comme passage éphémère. Le Bouddha et sa permanence de l’impermanence. Cioran, l’auteur de L’Inconvénient d’être né. Et le fameux mot de Céline : « C’est naître qu’il n’aurait pas fallu. » Nombreux furent les penseurs à ne pas croire à la suprématie de l’homme. Et voici Pindare, dans la VIIIe Pythique aux accents homériques : « Êtres éphémères ! Qu’est chacun de nous, que n’est-il pas ? L’homme est le rêve d’une ombre. »
N’est-ce pas l’écho de cette sentence de Zeus :
Rien ne mérite plus les gémissements que les hommes,
parmi tous les êtres vivants et marchant sur la terre.
(Iliade, XVII, 446-447.)
La seule fraternité de notre pauvre communauté humaine serait le sentiment d’appartenir à une race maudite ployant sous le faix du destin.
LES DIEUX, LES FAIBLES DIEUX
Mais pas de neurasthénie ! Chassons la mélancolie.
Il y a une première consolation dans les poèmes d’Homère. Elle pourrait paraître maigre. Elle me semble cruciale : les dieux non plus n’échappent pas aux commandements du destin. Ils subissent les hiératismes du sort.
On aurait tort de confondre dans la pensée mythologique la destinée et la divinité. Les dieux ne sont pas les maîtres du jeu !
Le destin n’est pas un dieu. Le destin symbolise le dessein cosmique et immanent sur lequel repose ce qui apparaît dans le monde et se cache dans les arrière-plans.
Le destin est cette architecture du temps, de l’espace, de la vie et de la mort, marqueterie où tout se sertit, vit, disparaît et se renouvelle. Le destin, saison en sursis perpétuel.
Quand les hommes rompent l’ordre, ils insultent la vie, doivent payer leur démesure. Il coûtera vingt ans de calvaire à Ulysse d’avoir exercé sa fureur dans Troie. Il coûtera à Achille de finir en spectre dans les Enfers.
Mais les dieux ? Sont-ils, eux aussi, soumis aux oukases du destin ? Sont-ils parfaitement maîtres de leurs visées ? Ont-ils le devoir de respecter un ordonnancement suprême ? Homère n’apporte jamais une réponse tranchée à la question. Elle intéressera plus tard les fidèles des révélations monothéistes occupés à faire correspondre l’omnipotence d’un Dieu aux linéaments du destin (ce que Dieu veut, dira-t-on après les illuminations des prophètes orientaux). Pour l’heure, dans les temps homériques, la situation est plus mouvante. Même les dieux grecs voient leurs plans contrecarrés par les soubresauts de l’action.