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Songeons que Zeus, « le très-haut », « père des dieux et des hommes », voit son fils Sarpédon mourir sur le champ de bataille, tué par la lance de Patrocle. Zeus pourtant voudrait le sauver mais Héra l’a convaincu de ne pas le faire dévier de son sort, de ne pas l’affranchir de la mort malsonnante (Iliade, XVI, 442). Elle a supplié son mari : « Laisse-le », et Zeus abandonnera son fils. Plus tard, un jeune Palestinien révolutionnaire, crucifié sur le mont Golgotha, se tournera en pensée vers son père avec un accent homérique : « Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Ainsi donc, même lui, Zeus, ne règne pas totalement sur ce qui advient. Il doit composer avec la fatalité, la moïra, le sort, part de ce que l’on reçoit et de ce qui se manifeste. Un sort, un destin, une ligne, une écriture, la monnaie d’une pièce, c’est ce qui nous échoit. Homme, bête ou dieu, il faut l’accepter.

Si les dieux poursuivent leurs propres plans, ils n’offrent pas de cadre général aux hommes. Ils ne désirent ni notre salut ni notre malédiction.

Ils n’ont d’autres objectifs que leurs intérêts. Si les dieux incarnaient le destin, ils orienteraient le faisceau des événements vers une idée supérieure.

On les retrouve souvent, ces dieux assis en assemblée autour du Cronide, sur la terrasse d’or (Iliade, IV, 1-2), en train de se demander nonchalamment s’ils vont précipiter les hommes dans la guerre :

Examinons, quant à nous, ce qu’il adviendra de l’affaire :

aiderons-nous la guerre mauvaise et l’atroce tumulte

à s’embraser, ou renforcerons-nous l’amitié des deux peuples ?

(Iliade, IV, 14-16)

demande Zeus à ses dieux autour de lui assis. Quelle incroyable scène ! Ainsi donc notre sort est-il décidé par des dieux à moitié alanguis devant un ouzo frais, sous un portique.

On dirait ces Grecs de l’imagerie d’Épinal, s’ennuyant à jouer aux cartes sur les places des villages de marbre.

Et, finalement, Zeus déclenchera la guerre de Troie pour le bon plaisir d’Héra qui veut l’écrasement des Troyens afin de se revancher d’avoir été humiliée par Pâris quand le berger décréta que la plus belle déesse était Aphrodite. Zeus devra ainsi louvoyer tout au long de la guerre.

Il devra satisfaire pareillement Thétis et Héra, l’une qui veut la victoire des Troyens, l’autre celle des Achéens. Zeus est le président de la synthèse. Tout est aussi compliqué sur l’Olympe que sur le sol des hommes, à l’université d’été du parti socialiste. L’Olympe, bazar affreux.

Dans l’état-major divin règne une politique confuse, changeante, stratégie du domino. Les guerres modernes nous y ont habitués. Une puissance soutient les ennemis de ses ennemis sans se rendre compte qu’ajouter au désordre du monde n’est jamais bénéfique pour l’avenir.

LES DIEUX BELLICISTES

Une seule chose est sûre, les dieux ne veulent pas la paix.

La guerre est utile à ceux qui règnent.

Pis ! parfois, ils prisent la guerre. Quand les divinités s’affrontent physiquement (comme Athéna et Arès), Zeus se réjouit :

En lui-même riait son cœur en liesse.

(Iliade, XXI, 389.)

Grâce à la guerre, Zeus distribue tour à tour ses faveurs à l’un ou l’autre dieu. Dans ses mains, les hommes sont une variable d’ajustement pour la stabilité de l’Olympe. Un jour, il dit à Athéna qui s’insurge de ses atermoiements :

ma fille, patience ! Je ne te parle

pas d’un cœur violent ; envers toi, je veux être agréable.

(Iliade, VIII, 39-40.)

Ce qui sous-entend : va où ton ardeur te porte, tu reprendras le combat !

C’est une théorie que bien des philosophes – Proudhon par exemple – ont formulée : les puissants ont intérêt à ce que les hommes se battent.

Aujourd’hui, deux mille cinq cents ans après Troie, quelques « dieux sombres » sont toujours à la manœuvre pour diviser les hommes. Ils ne s’appellent plus Zeus, Apollon, Héra ou Poséidon. Leurs noms sont plus profanes, leur apparence sans formes ni contours. Mais leurs objectifs équivalents.

Le contrôle des ressources, l’accès aux énergies, la puissance abstraite de la finance, les mouvements démographiques, la propagation des religions révélées, ne sont-ils pas les nouveaux mauvais dieux d’un Olympe éternel où l’homme est destiné à se maintenir en guerre pour la gloire des chiennes sanglantes ?

Parfois, ces dieux humains, trop humains, ballottés par le sort, se révèlent presque pathétiques dans leurs constructions tactiques, ridicules même – comme lorsque Héra demande à Aphrodite son aide pour ensorceler Zeus et que la déesse de l’amour lui donne une lanière brodée où tous ses charmes résident (Iliade, XIV, 215) à placer dans le pli de ta robe (XIV, 219). Imaginez, chez nous, une dame offrant à sa meilleure amie une nuisette pour étourdir monsieur.

Contrecoup des désordres et des faiblesses dans les sphères de l’Olympe, les hommes se meuvent douloureusement entre la destinée, la volonté brouillonne des dieux et leurs propres aspirations.

LES DIEUX INTERVENTIONNISTES

La soumission aux Parques offre à l’homme l’occasion de se déprendre de toute responsabilité.

Comment se sentir coupables de nos manquements si l’on part du principe que les Moires royaument nos vies ?

Agamemnon s’adresse ainsi à ses troupes après sa réconciliation avec Achille. Son auto-plaidoirie ressemble à la bafouille d’un professionnel de la politique :

je ne suis pas le coupable.

Zeus, et la Moire, et l’Érinye encerclée par les brumes,

en assemblée, m’ont jeté dans le cœur l’Égareuse sauvage,

lorsque je pris moi-même la part revenant à Achille.

Mais que pouvais-je faire ? Un dieu accomplit toutes choses ;

la fille aînée de Zeus, Égareuse, égare son monde,

fille funeste : ses pieds délicats jamais ne cheminent

sur le sol, elle foule au contraire la tête des hommes,

en causant des dégâts, et entrave toujours quelqu’un d’autre.

(Iliade, XIX, 86-94.)

Plus loin, il poursuit sa ligne de défense :

Si je me suis égaré, si Zeus s’est joué de mon âme.

(Iliade, XIX, 137.)

Souvenez-vous de ce slogan ministériel des années 1990, si conforme à la médiocrité des arrivistes : « Responsable, mais pas coupable ». Les prévenus durent s’inspirer du roi achéen pour peaufiner leur oxymore. On ne saurait retenir ces tartuffes comme un modèle de vertu grecque.

Certes, tous les héros ne se réfugient pas derrière l’excuse des volontés extérieures. Certains assument ce qu’ils font. Et le héros homérique est peut-être justement celui qui accepte son sort, revendique son objectif, endosse sa part de responsabilité et assume ses actes.

Les poèmes d’Homère éclaircissent le mystère de l’intervention des dieux dans les affaires humaines. Les Grecs croyaient-ils à leusr mythes ? s’interroge Paul Veyne. On pourrait renverser la question : les dieux pensaient-ils contrôler les hommes ? Quand les dieux s’immiscent dans le monde des mortels, leur intervention prend plusieurs formes : elle inspire leurs actes, les guide, les révèle, les manipule parfois.

Les dieux diffusent leur force en distillant dans l’organisme des soldats une vigueur magique, invisible, un baume. Alors, les guerriers s’avancent nimbés d’une aura. L’élixir coule en leurs veines et centuple leurs forces. Ils ne sont pas des dieux, ils valent mieux que des machines, ils ne sont plus des hommes. Ils sont habités par un dieu.