En termes modernes, on appellerait cette percolation du pouvoir des dieux dans l’homme « un moment de grâce, une inspiration ». En langage militaire, c’est « le moral des troupes ».
On sait combien les chants patriotiques galvanisent les peuples. Pendant le Premier Empire, la seule présence physique de Napoléon sur le champ de bataille secouait les grognards de leur torpeur.
Dans l’Iliade, ce n’est pas Napoléon Bonaparte, mais Athéna disant à Diomède :
Prends courage, Diomède, affronte la foule troyenne.
Je t’insuffle au cœur cette mâle vigueur paternelle.
(Iliade, V, 124-125.)
Homère décrit alors la transformation physiologique du guerrier.
Auparavant il avait déjà grande envie de bataille,
mais sa force était triple à présent : tel un lion formidable,
que le berger, gardant son troupeau d’agnelles laineuses,
a blessé quand il franchissait l’enclos, sans l’abattre ;
loin d’écarter le fauve, il n’a fait qu’accroître sa force ;
car il se terre dans sa cabane – les bêtes s’affolent,
se tapissent au sol les unes contre les autres –
puis, furieux, d’un bond, il sort de l’enceinte profonde :
avec la même fureur, Diomède attaquait l’adversaire.
(Iliade, V, 135-143.)
Le dieu est descendu dans l’homme. Une transsubstantiation s’opère. Le fluide divin irrigue le guerrier, le soulève au-dessus de ses semblables.
Parfois, dans la vie profane, on a vu de ces humains mus par une force qui ne leur appartenait pas. Ainsi de cet aviateur égaré dans les Andes revenant à la civilisation à pied à travers la montagne : « Ce que j’ai fait, aucune bête au monde ne l’aurait fait. » Les dieux avaient peut-être insufflé leur force à Guillaumet. Dans La Chartreuse de Parme, Stendhal décrit Fabrice au moment de son évasion « comme poussé par une force surnaturelle ». Elle lui fait franchir les remparts et les précipices.
Une autre illustration homérique de cette perfusion : un jour, Poséidon décide d’encourager les Achéens et, surgissant de la mer, il frappe les deux Ajax de son bâton comme d’un coup de baguette magique. L’un des deux guerriers se confie :
Voici que moi aussi, sur ma lance, mes mains redoutables
sont frémissantes, je sens la vigueur monter, et je brûle
à mes deux pieds, en bas ; et même seul, je désire
affronter Hector Priamide insatiable de guerre.
Tels étaient les propos qu’ils échangeaient l’un et l’autre,
dans l’ardeur joyeuse qu’un dieu jetait dans leur âme.
(Iliade, XIII, 77-82.)
Et voilà les deux Ajax soudain augmentés par les dieux (cette vieille chimère de « l’homme augmenté », imposture technoïde de notre temps, date de la plus profonde antiquité). Cette faveur des dieux réservée à certains hommes fait grincer les autres, les pauvres délaissés qui eux n’en jouissent pas.
Bien des fois dans l’Iliade, on entendra la récrimination. Ménélas reprochera à Hector d’être dopé à l’EPO divin :
Quand un mortel en dépit du destin veut en combattre un autre,
que les dieux favorisent, voici que survient le désastre.
Je ne crois pas qu’un Danaen, s’il m’observe, m’en veuille,
si je m’écarte d’Hector, car un dieu lui octroie sa vaillance.
(Iliade, XVII, 98-101.)
C’est un reproche crucial. Est-on encore un héros quand on reçoit le secours d’un dieu ?
LES DIEUX ET L’ACTION DIRECTE
Parfois les dieux ne se contentent pas de verser dans l’organisme quelques gouttes d’élixir ! Ils prennent part au combat, s’invitent dans le réel, se manifestent d’un geste.
Faut-il alors parler d’un miracle comme lorsque la Vierge Marie apparaît dans une grotte des Pyrénées ? Non ! car, chez les Grecs du VIIIe siècle, la proximité des dieux avec les hommes ne tient pas du surnaturel mais d’une descente ordinaire des habitants de l’Olympe dans le petit guignol humain.
Ici, un dieu détourne une flèche, là, une déesse guide la trajectoire d’une lance ; là, Athéna se transforme en oiseau ; là encore, elle se tient à la poupe du bateau de Télémaque. Achille est ainsi retenu par Athéna quand il s’enrage au point de vouloir tuer Agamemnon.
Apollon protège Hector d’une brume massive où se perd quatre fois la lance d’Achille. Priam va chez Achille grâce à l’intervention d’Hermès.
Et parfois même les dieux se battent, participant à la mêlée jusqu’à imiter les empoignades des hommes, faisant ainsi l’aveu qu’ils ne sont pas des entités parfaites, épargnées par la rage.
Les dieux sont à ce point mêlés à notre existence qu’ils laissent parfois s’évaporer la nuée censée les soustraire à nos regards. Le merveilleux est banal dans le monde mythologique.
Parmi les dieux, les uns apparaissent sous une forme humaine, tel Poséidon grimé sous les traits d’un devin au chant XIII de l’Iliade. D’autres rayonnent dans leur forme divine telle Athéna qui touche les cheveux d’Achille au chant Ier. Précisons que tous les hommes ne voient pas l’apparition, car les dieux ne se montrent pas à tous les yeux (Odyssée, XVI, 161), comme le souligne Homère quand Athéna apparaît à Ulysse sans que Télémaque la reconnaisse.
C’est Athéna, tantôt grimée en Déiphobe pour abuser Hector ou en Mentor pour encourager Télémaque, tantôt s’envolant en hirondelle dans le palais d’Ulysse. C’est elle, la déesse aux prunelles ravissantes. C’est elle, aux yeux de chouette, qui déploie le plus de science dans l’art de la transformation.
Et si les dieux n’étaient que la transposition de nos sentiments, l’incarnation de nos expressions ou, en termes cuistres, l’objectivation dans une présence symbolique de nos états intérieurs ?
Ces reflets psychologiques auraient nom Aphrodite quand il s’agirait de la séduction, Arès quand nous serions en rage, Athéna quand l’heure viendrait à la ruse, Apollon quand la fièvre martiale nous envahirait. Et quand Athéna retient Achille de tuer Agamemnon, n’est-ce pas la métaphore du débat intérieur ? Cette théorie de la personnification divine de nos humeurs a servi de combustible à la théorie psychanalytique, dont Henry Miller disait, avec son sens habituel de la nuance, qu’elle n’était que l’application des mythes grecs sur les parties génitales.
LES HOMMES, PANTINS OU SOUVERAINS
?
Nous autres, les hommes, sommes-nous libres ou manipulés ?
Les Parques représentent ces fées qui déroulent, filent, coupent la trame du destin auquel même les dieux sont soumis. De quel mouvement dispose-t-on si nos existences se déploient dans un canevas déjà tissé ?
Homère ne nous éclaire pas sur la question.
Les hommes le savent : les dieux disposent d’eux. Priam console ainsi Hélène au début de l’Iliade :
tu n’es en rien responsable : les dieux sont, pour moi, responsables,
qui m’envoyèrent la guerre achéenne, galère de larmes !