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TOUTE AFFAIRE CESSANTE

Vous souvenez-vous du temps de notre enfance où nous devions lire ces textes à longues barbes ? Nous étions en sixième, Homère au programme. Nous étions faits pour courir les bois. Nous nous ennuyions ferme et regardions par la fenêtre de la classe un ciel où n’apparaissait jamais aucun char. Pourquoi ne pas laisser infuser en nous un poème d’or, d’une modernité électrique, éternel parce que originel, un chant de bruit et de fureur, riche de leçons, et d’une beauté si douloureuse que les poètes continuent aujourd’hui à le murmurer en pleurant ?

Un conseil dadaïste : quittons nos préoccupations accessoires ! Remettons la vaisselle à demain ! Éteignons les écrans ! Laissons pleurer les nourrissons, et ouvrons sans tarder l’Iliade et l’Odyssée pour en lire des passages à haute voix, devant la mer, la fenêtre d’une chambre, au sommet d’une montagne. Laissons monter en nous les chants inhumainement sublimes. Ils nous aideront dans le brouillard de notre temps. Car d’horribles siècles s’avancent. Demain, des drones surveilleront un ciel pollué de dioxyde, des robots contrôleront nos identités biométriques et il sera interdit de revendiquer une identité culturelle. Demain, dix milliards d’êtres humains connectés les uns aux autres pourront s’espionner en temps continu. Des multinationales nous proposeront la possibilité de vivre quelques décennies de plus en monnayant des opérations de chirurgie génique. Homère, vieux compagnon d’aujourd’hui, peut chasser ce cauchemar post-humaniste. Il nous offre une conduite : celle d’un homme déployé dans un monde chatoyant et non pas augmenté sur une planète rétrécie.

HOMÈRE, NOTRE PÈRE

Quinze mille vers de l’Iliade, douze mille de l’Odyssée : à quoi bon écrire encore !

Les fresques pariétales de Lascaux auraient pu mettre un terme à la production picturale, l’Iliade et l’Odyssée auraient dû clore la création littéraire. Nos bibliothèques ne crouleraient pas sous le poids des mots ! L’Iliade et l’Odyssée inaugurent l’âge de la littérature et achèvent le cycle de la modernité.

Tout se déploie en quelques hexamètres : la grandeur et la servitude, la difficulté d’être, la question du destin et de la liberté, le dilemme de la vie paisible et de la gloire éternelle, de la mesure et du déchaînement, la douceur de la nature, la force de l’imagination, la grandeur de la vertu et la fragilité de la vie...

Le mystère plane encore sur le poseur de ces bombes poétiques !

Qui était Homère ? Comment un homme a-t-il pu produire pareil radium ? La question passionna Nietzsche et des savants se disputent encore. Ce problème obsède notre époque, pipolisée. Chaque siècle réduit les œuvres de génie à ses petites préoccupations. Notre siècle égalitariste s’intéresse aux revendications de l’ego. Bientôt, les spécialistes de l’Antiquité se demanderont si Homère était un écrivain transgenre.

Mais Homère balaie lui-même la question. Dès l’ouverture de l’Odyssée, il convoque Mnémosyne. La déesse de la mémoire va conter l’histoire et lui, le poète, se contentera de recueillir le suc de la mélodie. À quoi bon démasquer le scribe puisque le texte tombe de la bouche d’une divinité :

Ô Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif :

celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra,

voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d’usages,

souffrant beaucoup d’angoisses dans son âme sur la mer

pour défendre sa vie et le retour de ses marins

sans en pouvoir pourtant sauver un seul, quoi qu’il en eût :

par leur propre fureur ils furent perdus en effet,

ces enfants qui touchèrent aux troupeaux du dieu d’En Haut,

le Soleil qui leur prit le bonheur du retour...

À nous aussi, fille de Zeus, conte un peu ces exploits !

(Odyssée, I, 1-10.)

Homère vécut au VIIIe siècle avant J.-C. « Quatre cents ans avant moi », prétendait Hérodote. Il n’est donc pas un reporter de guerre puisque la guerre de Troie – sujet de l’Iliade – eut lieu en 1200 avant J.-C. Ces datations proviennent des découvertes archéologiques effectuées dans les steppes de l’Asie Mineure par un Allemand fantasque qui inspira l’Indiana Jones de Steven Spielberg : Heinrich Schliemann. La civilisation mycénienne avait couru de 1600 à 1200 avant J.-C. puis disparu, effondrée sous son propre poids. Il y aurait donc eu quatre cents ans de transmissions orales de souvenirs, de légendes, d’épopées avant qu’un être, affublé du nom d’Homère, ne s’avançât sur le rivage et ne rassemblât ces matériaux pour constituer un poème. Dès lors, trois hypothèses.

Soit apparut un génie pur, barbu et aveugle, qui aurait tout inventé ex nihilo, quatre cents ans après la guerre de Troie. Ce créateur inégalable, démiurge doublé d’un monstre, aurait inventé la littérature comme on découvre le feu.

Soit Homère est le nom donné à une collectivité de rhapsodes, de bardes et de poètes. Cette race de conteurs courut jusqu’à une date récente sur les rivages de l’Égée et dans les Balkans, capables d’improviser de longs poèmes épiques. On dirait aujourd’hui un « collectif d’artistes ». Au fil des siècles, ils auraient rassemblé des traditions et agencé un texte avant de l’augmenter, de le rapiécer y intercalant une pièce par-ci, y ajoutant un morceau de bravoure par-là. L’Iliade et l’Odyssée seraient cette étoffe arlequinée, cette mise en ordre d’un patrimoine oral. Les ajouts disparates proviendraient de ces « interpolations ».

Soit – thèse de Jacqueline de Romilly – la vérité se niche à mi-route. Homère aurait été le grand ravaudeur. Il aurait attrapé les récits de la tradition dans son filet à papillons avant de les pétrir à sa pâte, dans un style unique – sa manière. Souvenons-nous de Brahms recomposant les danses paysannes magyares et les versant au patrimoine classique. Homère aurait été l’alchimiste recueillant dans un vase unique les sources multiples. Et il n’aurait pas hésité à mélanger des hauts faits et des épisodes qui n’étaient pas contemporains les uns des autres. Qu’est-ce que l’inspiration, sinon cette méthode de cuisine ?

Source disparate ou unitaire, le texte fut contemporain de l’époque où les Grecs du VIIIe siècle s’inspirèrent de l’alphabet phénicien et retrouvèrent un usage de l’écriture, disparu pendant les « âges sombres » qui suivirent l’effondrement de Mycènes. Les clercs débattent toujours pour savoir si les sociétés de l’Iliade et de l’Odyssée sont celles de l’époque mycénienne ou des âges obscurs pendant lesquels les poussées indo-européennes se répandirent sur les archipels de la mer Égée.

Subtilités byzantines ! Homère est d’abord le nom d’un miracle : ce moment où l’humanité a trouvé une possibilité de fixer dans sa mémoire une réflexion sur sa condition.

Homère – avant d’être un personnage de biographie (quel ennui !) – est une voix. Il donne leur chance aux hommes de comprendre comment ils sont devenus ce qu’ils sont. A-t-on besoin de savoir que Balzac buvait du café pour lire sa Comédie humaine ? Faut-il connaître les coordonnées GPS de Combray pour rêvasser à Gilberte ? Dieux de l’Olympe ! les spécialistes consacrent tant d’énergie à enquêter sur la plausibilité des choses qu’ils finissent par en négliger la substance !