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À Tinos, effaré par les rafales et étourdi de lumière, je compris que la poésie homérique était née de la rencontre du génie des lieux et du génie d’un homme. Les poèmes aspiraient cet air, cette mer. Et si Homère avait disposé d’un tel réservoir d’images et d’analogies, c’est qu’il avait parcouru cette géographie, aimé cet espace, captant ici et là des visions qui n’auraient pas été les mêmes si elles avaient été moissonnées ailleurs.

Comme un homme nourrit un pan d’olivier, magnifique,

dans un champ solitaire, où l’eau ruisselle, abondante,

un jeune plant florissant et beau, que bercent les brises

selon le vent : il se couvre de blanches fleurettes écloses.

Mais survient soudain un vent soufflant en rafales,

qui d’un coup l’arrache au sol et l’étend sur la terre.

Tel fut le fils de Panthoos, Euphorbe âpre-frêne,

quand Ménélas l’occit, voulant le priver de ses armes.

Comme un lion nourri dans les monts, confiant dans sa force,

prend la plus belle vache, au milieu des bestiaux en pâture :

il lui brise le col, l’agrippant de ses crocs redoutables,

en premier lieu, puis suce son sang, dévorant ses viscères,

tous, tandis qu’autour de lui les chiens et les hommes

poussent leurs grands hurlements, de loin, mais pourtant se refusent

à l’attaquer de front : ils sont pris par leur peur blêmissante ;

ainsi personne n’avait en son cœur assez de courage

pour attaquer de front Ménélas à la gloire fameuse.

(Iliade, XVII, 53-69.)

HABITER LA LUMIÈRE

L’Odyssée et l’Iliade ruissellent de photons. Les Grecs ont toujours voué un culte à la lumière. Pour son malheur, Achille devient une ombre. Sortir du soleil constitue le plus funeste destin. On ne plaisante pas avec l’astre. La lumière inonde la vie, réjouit le monde. Elle lave les poèmes dans un or impalpable. Tout homme abordant aux rivages grecs cherche cette pluie. « Le motif principal en Grèce, c’est toujours la lumière », écrivait Maurice Barrès.

Depuis Homère, les écrivains voyageurs de l’Égée y sont toujours allés de leur couplet, rendant leurs devoirs au soleil. Michel Déon se félicite de trouver à Spetsai un « monde de lumière ». Henry Miller{2} croit voir apparaître dans les feux du jour des « étendues désertes sorties d’un monde d’éternité ». Et Hofmannsthal{3}, en bon germanique, idéalise cette lumière où il voit les « noces incessantes de l’esprit et du monde ». Dans ses entretiens avec Alexandre Grandazzi, Jacqueline de Romilly pense que la beauté de cette langue se retrouve dans « la clarté des paysages grecs ». Les Grecs eux-mêmes, qui pourraient pourtant voir leur pays d’un autre œil, opinent : « Ce pays est aussi dur que le silence, il serre les dents. Il n’y a pas d’eau. Seulement de la lumière », écrit Yannis Ritsos dans Grécité. La dévotion à la clarté hellénistique est initiée dans l’Odyssée : il coûtera la vie à la totalité de l’équipage d’Ulysse de s’être attaqué aux troupeaux du Soleil. Le mot hélios (le soleil) n’a pas changé depuis trente siècles. L’astre brille depuis des milliards d’années et le soleil, « dieu d’En Haut », selon Homère, ne pardonnera pas que les humains « tuent insolemment ses vaches qui faisaient sa joie » (c’est-à-dire, en d’autres termes, abusent avidement des ressources de la Terre, en exploitent les trésors sans considération pour leur rareté).

Ritsos envoie paître tout récalcitrant à la lumière dans une formule que n’aurait pas désavouée Homère : « Si la lumière te gêne, c’est de ta faute. »

La lumière possède une chair, un velouté, une odeur. Lorsqu’il fait chaud, on l’entend bourdonner. Elle tourbillonne dans les arbres et révèle chaque rocher, souligne le relief, allume ses étincelles sur la mer. Il faudrait étudier scientifiquement les phénomènes atmosphériques, hydrographiques et géologiques qui confèrent à la lumière grecque cette immanence, cette douloureuse limpidité. Pourquoi la mer semble-t-elle ici plus qu’ailleurs un rêve d’ombre éclatante ? Pourquoi les îles paraissent-elles naître avec le jour ? Faudrait-il admettre que les hommes, à force d’avoir chanté l’incomparable puissance de la lumière, ont fini par en rehausser l’éclat ? Ou bien s’avouer que les dieux existent vraiment et que tout ce que l’on raconte à leur sujet, de Hésiode à Cavafis, ne sont pas des fables ? Dans l’Iliade, les armes sont toujours éclatantes. Sur le bouclier d’Achille, brille « le soleil infatigable ». Les armures reflètent la lumière. Et quand un soldat meurt ou bien reçoit une blessure, « la nuit ténébreuse couvre ses paupières ». Les Grecs ont tiré des enseignements de cette averse lumineuse. À force de vivre dans un rayon d’or, ils ont compris que le séjour terrestre ressemblait à ce court intervalle entre le matin et le soir, où tout se dévoile, et qui s’appelle le jour et dont l’addition constitue une vie.

« Ce qui vit dans cette lumière vit réellement sans espérance, sans nostalgie », dit Hugo von Hofmannsthal dans son petit livre. Explorant les îles, Ulysse part découvrir leur virginité. Il est le premier à les fouiller. Capitaine courageux, il lance un prime regard derrière un voile jamais levé. La lumière révèle ce que l’œil n’a pas encore regardé. Ulysse n’a pas de références pour analyser ce qu’il découvre – un Cyclope, une magicienne qui transforme ses amants en pourceaux, un géant agressif, un monstre rugissant. Tout est neuf sous les photons.

SURVIVRE AUX TEMPÊTES

L’envers de la lumière, c’est le brouillard. Il se lève avec soudaineté en ces îles. On croirait un rideau jeté par un dieu. Est-ce cette fugacité de la brume qui a incité Homère à utiliser tant de fois l’image de la nuée jetée par un dieu sur un héros pour le soustraire au combat ? Apollon protège Hector au chant XX de l’Iliade en l’enveloppant de brume, « chose aisée pour un dieu » :

Trois fois Achille se précipita, le divin, pieds-rapides,

avec sa lance : trois fois il frappa la brume profonde.

(Iliade, XX, 445-446.)

La mer homérique est toujours tempétueuse. Le vent est « la ruine des navires ».

Et comment fuir l’abrupte mort

si brusquement se lève une rafale

de ce Notos, de ce hurlant Zéphyre qui tant de fois

disloquent les bateaux en dépit des dieux protecteurs !

(Odyssée, XII, 287-290.)

La colère de la mer ne s’encombre jamais de prémices. La tempête est sans sommation. Tout monstre marin se révèle impulsif. Dans la psyché antique, la tempête exprime la colère d’un dieu outragé. Ulysse se souvient :

Nous avions à peine doublé l’île [Circé], que soudain

je vis des vagues, des vapeurs et perçus des coups sourds.