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Des mains de mes gens effrayés les rames s’envolèrent.

(Odyssée, XII, 201-203.)

On contemple l’air au balcon d’une île des Cyclades. Il s’éploie dans ses sautes et ses faux calmes, prémices aux convulsions. On observe la folie des rafales distribuant leurs torgnoles sur les eaux. On comprend que la mer, pour les marins d’Ulysse, était la patrie de tous les dangers. La moindre navigation aussi modeste fût-elle entre ces îles si proches était plongeon dans l’inconnu.

Tout appareillage dissimulait la perspective d’un « désastre », comme dit Ulysse, une aventure dans l’incertain, un saut dans le vide. Plein de crainte, on furetait d’île en île. La navigation s’apparentait aux sauts de puce, de refuge en refuge.

L’Odyssée est le récit d’un perpétuel naufrage. Combien de fois Ulysse, accroché à un débris, gémira :

Je lâchai pieds et mains et, à grand bruit,

je retombai en plein courant près de mes poutres

et, me hissant dessus, je ramai avec mes deux mains.

(Odyssée, XII, 442-444.)

Obsédé par son retour à Ithaque, Ulysse se voit sans cesse jeté à l’eau, poussé vers le mauvais rivage, puis sauvé par les dieux, rétabli par sa propre force, détourné de sa route, ramené à son obsession : rentrer chez lui.

Et Homère l’assène : on ne peut espérer un retour sans idée fixe. Seule l’opiniâtreté triomphe des tempêtes. Seule la constance mène au but. Cet enseignement frappe la bannière homérique : la longueur de vue, la fidélité constituent les plus hautes vertus. Elles finissent par remporter le combat contre l’imprévu. Ne pas déroger, seul honneur de la vie.

Les dieux concourront à détourner l’élan initial. Éole déchaînera les vents, les monstres hideux de Charybde et de Scylla dévoreront l’équipage. Non ! la mer n’est pas un lieu amical pour l’homme. Homère l’appelle la mer « vineuse », « stérile », « sans moissons ». Il oppose sa surface inhumaine à la terre où l’on récolte le blé. « Lie-de-vin » : telle est la peau de la mer ! Quand on a vu, sur les étendues de l’Égée, de grandes plaques y réfléchir leur moirage et la teinter de cyanoses, on comprend l’adjectif.

Et se justifie alors l’idée de rester prisonnier d’un pigeonnier de Tinos. Il ne sera pas inutile de humer le fond de l’air pour mieux comprendre Homère.

La mer n’est pas l’amie et la mort dans la mer est le cauchemar de l’homme. L’écume efface tout, dans la bave de l’oubli. Qui se souvient des noyés ? Personne. Qui se souvient du héros retourné au rivage ? L’humanité entière !

Une théorie vient alors à tout marin témoin d’un typhon : et si les monstres odysséens étaient la personnification des tempêtes ? Quand on entend hurler le vent dans les élingues, n’imagine-t-on pas quelque bête réveillée ? Ses mugissements rapetissent l’homme à la valeur d’une puce. L’élément se déchaîne et sa colère prend un visage. Charge au poète de le peindre.

AIMER LES ÎLES

Il y a la lumière, le brouillard et puis viennent les îles.

Chacune est un monde. Elles flottent, glissent, disparaissent, éparses. On dirait des univers. Parfois elles s’émiettent, taches de soleil dispersées par le vent. Quel est leur trait d’union ? La navigation. Le sillage est le fil d’un collier de perles éperdues. Le marin circule entre les débris. D’autres fois, quand l’air est stable, on dirait des bêtes. Ou les hauts sommets d’un massif dont la mer aurait inondé les vallées. À leur surface, peu de forêts. Les Grecs ont livré leurs îles aux chèvres qui, depuis, rasent gratis. Chaque île défend la souveraineté d’un monde, impérial, splendide. Elles cernent un univers en flottaison. Avec ses animaux, ses dieux, ses règles, ses mystères. Certains matins, elles disparaissent dans la brume puis surgissent dans l’air limpide. Elles clignotent. Il suffit d’avoir séjourné quelque temps sur une miette cycladique dans le vent, dans les jeux de lumière, pour souffrir d’isolement. L’île se prend dans sa propre enveloppe. Elle s’instaure en monde. Les voisins deviennent aussi étrangers qu’un Papou pour un Européen du XIXe siècle. Les îles se découpent dans le lointain, distinctes, inaccessibles, séparées de chenaux dangereux. Chacune recèle son douloureux secret.

L’imagination antique a-t-elle puisé dans cette coexistence de mondes séparés ?

Les îles ne communiquent pas. Voilà l’enseignement homérique : la diversité impose que chacun conserve sa singularité. Maintenez la distance si vous tenez à la survie du divers !

Pour les Achéens, les îles apparaissaient comme des patries farouches et dangereuses, des châteaux de pierre, suspendus entre le ciel et la mer. L’homme se dispose à y surmonter des épreuves. Recevoir un enseignement constituera sa récompense.

Survient un jour l’île aux Cyclopes où des êtres inférieurs vivent en cueillant des fruits, sans cultiver la terre, échappant ainsi à la civilisation.

Jaillissent les îles aux magiciennes dont le seul but est de faire oublier à l’homme ses aspirations.

Apparaît l’île des Lotophages, ce royaume où l’être succombe à la molle jouissance.

Et puis il y a Ithaque. Celle-là n’est pas une île-piège. Car chez-soi est le centre. Ithaque brille, axe du monde d’Ulysse. Ulysse inaugure la dynastie des vrais aventuriers : ils ne redoutent rien parce qu’ils possèdent un port d’attache. Tout royaume vous rend fort. Fol est celui qui le céderait pour un cheval !

La véritable géographie homérique réside dans cette architecture : la patrie, le foyer, le royaume. L’île d’où l’on vient, le palais où l’on règne, l’alcôve où l’on aime, le domaine où l’on bâtit. On ne saurait se montrer fier de son propre reflet si l’on ne peut pas se prétendre de quelque part.

CONSENTIR AU MONDE

La géographie d’Homère dessine le visage de la Terre. Le jour se lève sur des îles de splendeur et de danger. Les formes du vivant explosent en kaléidoscope. La vie produit sans répit. Les vers ne s’épuisent jamais à dresser l’inventaire de cette expulsion. Les bêtes et les plantes sont là, serties dans l’ordre du monde. Lui appartenant comme la gemme au filon. Et chaque pièce de joaillerie vivante s’avance, incarnant le divin par sa seule présence. Leur beauté est leur dogme. On devrait pouvoir se contenter du monde et non pas rêver à des paradis inaccessibles et à des vies éternelles. Sous Homère, les révélations monothéistes n’avaient pas encore inoculé aux hommes l’espérance de fumeuses promesses. Pour l’antique, la tâche s’avérait somptueuse et la victoire immense que de savoir l’union possible entre l’être humain et le monde réel. Pourquoi espérer l’au-delà au lieu d’accomplir passionnément son chemin d’humain dans la panoplie du réel dévoilé par le soleil ?

« Étonne-toi de ce qui existe », disait Clément d’Alexandrie au IIe siècle après J.-C. Homère en païen attentif n’avait pas attendu l’injonction pour saluer le chatoiement immanent.

Il nous offrira avec le passage du bouclier d’Achille la plus belle déclaration d’amour à la réalité. Au XVIIIe chant de l’Iliade, Thétis rend visite à Héphaïstos et demande au dieu-forgeron de fabriquer des armes pour son fils, Achille. Le divin artisan s’attelle à confectionner un bouclier. Il le parera de la représentation de toutes les facettes du monde humain.

La littérature descriptive connaît là son expression la plus géniale : un poète précipite le monde tout entier dans un disque de métal qui servira à encaisser les chocs. Sur le bouclier comme dans le monde, tout coexiste. Le chaud et le froid, la vie et la mort, la guerre et la paix, la campagne et la ville. Il convient mêmement de tout accepter et de tout adorer. Toute singularité peut côtoyer son contraire sans s’estomper à condition qu’elle reste elle-même. Ainsi équilibré, le monde se dispose dans un ordre hiérarchique et donné aussi harmonieux que la mécanique des astres :