Выбрать главу

Puis le Boiteux, l’illustre artisan, fit un lieu de pâture

dans un joli vallon, séjour des brebis éclatantes ;

il y joignit des étables, des parcs, des baraques couvertes.

Et l’illustre Boiteux fit briller une piste de danse,

semblable à celle où jadis, dans Cnossos la ville spacieuse,

Dédale avait œuvré pour Ariane, boucles-splendides.

Là, des garçons, et des filles valant plusieurs bœufs pour leur père,

se tenant l’un l’autre au poignet, se livraient à leurs danses.

Elles portaient de fins tissus, ils portaient des tuniques

gentiment tissées, où doucement luisait l’huile.

Elles portaient des couronnes jolies ; ils portaient des glaives

d’or, qu’ils avaient fixés à d’argentines ceintures.

Ils couraient tantôt d’un pas savant et agile,

facilement, comme lorsqu’un potier, assis, de sa paume,

fait l’essai de son tour ajusté, pour voir comment il tourne –

tantôt couraient en rangs adverses les uns vers les autres.

Il plaça le fleuve Océan à la grande puissance

sur la bordure du bouclier, assemblage solide.

(Iliade, XVIII, 587-608.)

Ainsi de la géographie d’Homère.

Elle est le chant de la réalité indépassable, elle témoigne de la force du monde, souveraine. Elle est la tendre scène qui porte la ronde de nos vies.

Nous jouissons de la lumière, périssons sur les mers, vivons des fruits de la terre, Homère le sait : nous sommes les disciples du sol. Il ne faut jamais l’oublier. Il faut rendre grâce à la vie de nous projeter dans l’enchantement du réel.

L’illustre forgeron clôt son œuvre par la représentation d’une ronde de jeunes gens. L’acceptation païenne du poème de la vie conduit à la joie simple. Ô dieux des forêts, des mers et des déserts, épargnez-nous les tristes croyances en des spéculations ! Il n’y aura pas de vierges pour nous attendre après la mort !

À quoi bon vivre sur la terre, dans le vent et la lumière, sur cette géographie offerte, si ce n’est pour y danser éperdument, baignés de la lumière d’un monde sans espoir, c’est-à-dire sans promesse.

L’ILIADE

POÈME DU DESTIN

L’OBSCURITÉ DES ORIGINES

Malgré les prévisions de certains poètes, la guerre de Troie a bien eu lieu.

L’Iliade nous cueille au saut du lit, Homère ne s’embarrassant pas d’introduction. Le lecteur est précipité – non des remparts de Troie – mais directement dans la dixième année de la tourmente. Ouvrir Homère, c’est recevoir la gifle des tempêtes et des batailles. On découvre les Grecs en pleine assemblée, tenant conseil sans que nous ne soyons informés des causes de la discorde. Homère, en littérature, est comme un Achéen à la guerre : il taille dans le vif. Le sujet de l’Iliade, c’est Achille, sa colère et les catastrophes par elle entraînées.

L’invocation nous l’apprend dès le vers d’ouverture.

Chante, Déesse, l’ire d’Achille Péléiade,

ire funeste, qui fit la douleur de la foule achéenne,

précipita chez Hadès, par milliers, les âmes farouches

des guerriers, et livra leur corps aux chiens en pâture,

aux oiseaux en festin.

(Iliade, I, 1-5.)

Pour connaître les causes de la guerre, il faudra attendre quelques chants, ou se reporter ailleurs, explorer d’autres traditions littéraires. Nul doute que les Grecs du VIIIe siècle, lorsqu’ils entendaient l’aède entamer le poème, connaissaient tout des discordes survenues quatre siècles plus tôt entre Troyens et Achéens.

Mais nous, lecteurs, que savons-nous ? Vingt siècles ont passé et le vieil antagonisme entre les hommes de Priam et les sujets d’Agamemnon ne nous est pas familier ! Plus tard, dans le poème, au hasard d’un vers, Achille dira :

Pourquoi faut-il engager une guerre

contre Troie ? Pourquoi conduire une armée sur ces rives,

suivre l’Atride, sinon pour Hélène aux cheveux magnifiques ?

(Iliade, IX, 337-339.)

Puis, une fois livrée cette courte explication, il se retire sous sa tente en laissant ses compagnons périr sous les assauts troyens. Et c’est tout ce qu’Homère consent à nous livrer des origines du conflit.

Or, il faut remonter avant l’existence d’Hélène pour comprendre le déclenchement de la guerre. Ce sont les dieux, les responsables. La déesse Thétis, suivant la volonté de Zeus, se marie avec un mortel – Pélée – sur le mont Pélion.

Au mariage s’invite Éris, déesse mauvaise, championne de la discorde. Elle propose au jeune berger Pâris de nommer la plus belle des divinités. Il a le choix entre Athéna, déesse de la victoire, Héra, incarnation de la souveraineté, et Aphrodite, reine de la volupté. Le garçon choisit Aphrodite comme l’aurait fait la majorité des hommes. Il obtient Hélène en récompense de son choix, la plus resplendissante des mortelles, promise à Ménélas, roi de Lacédémone et frère d’Agamemnon. La guerre est déclarée.

Pour le Grec antique, la beauté du corps est ce « sublime don » baudelairien, manifestation de la supériorité, expression de l’intelligence. Mais la beauté peut être fatale et celle d’Hélène, fille de Zeus et de Léda, est empoisonnée. Les Achéens ne peuvent souffrir que la femme d’un de leurs rois soit ravie par un Troyen. Hélène devient l’étincelle de la guerre.

Ces références proviennent de sources grecques et latines postérieures au poème homérique. Jean-Pierre Vernant, mieux que quiconque, les avait étudiées pour nous les faire connaître.

PRÉLUDES ET OUVERTURES

Les premiers chants de l’Iliade sont destinés à l’exposition, comme on dit de « l’exposition du motif » dans une sonate. Les nuages s’accumulent sur les plaines humaines. Les Achéens (Homère appelle ainsi les Grecs) sont arrivés sur les rivages troyens, en face de la ville du roi Priam, il y a neuf ans. Les soldats sont épuisés. L’unité achéenne tient par l’autorité d’Agamemnon. Elle s’effrite parce que le désir d’en finir est plus fort que l’ardeur.

Le temps émousse les nerfs des soldats. Agamemnon commet une erreur : il ravit à Achille sa promise, Briséis, jeune captive qui revenait au guerrier comme une part de butin. Que n’a-t-il pas fait là, le vieux chef ! Le blond et bel héros, chef des Myrmidons, Achille aux « pieds-rapides », Achille « cher à Zeus » est le meilleur guerrier. Humilié, il se réfugie sous sa tente pour ruminer sa rancune, il ne participera pas à la charge de ses amis. Ce sera le premier visage de la colère d’Achille : une bouderie pour l’honneur.

Plus tard, il reprendra les armes pour venger Patrocle, son ami tué au combat. Et la colère alors deviendra une furie inextinguible, titanesque. Mais, patience, nous ne sommes pas encore dans la mêlée.

Homère décrit les forces en présence. C’est la longue litanie des peuples en armes formant la coalition achéenne. On découvre une géographie insoupçonnée d’îles et de mers lointaines où règnent princes inconnus et seigneurs oubliés. Qui se souvient des hommes ? Ont-ils seulement existé ? Une énumération étrange se hausse dans le poème.