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Au demeurant, Crab est convaincu que tout le monde dit du bien de lui dans son dos. C'est à qui sera le plus louangeur. On s'accorde à le trouver le plus charmant des hommes, le plus subtil, le plus aimable des compagnons. Sa prestance est unanimement vantée. On admire sa simplicité, sa grandeur d'âme, la délicatesse de ses sentiments. On le regrette dès qu'il quitte un endroit, à peine s'en est-il éloigné, les éloges fusent. D'ailleurs, s'il y revient par surprise, toutes les conversations cessent aussitôt – on veut épargner sa modestie.

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Observable à l'opposé du soleil, Crab présente les couleurs du spectre et résulte de la dispersion de la lumière solaire par réfraction et réflexion dans les gouttelettes d'eau qui se forment lorsqu'un nuage se résout en pluie, d'où la rareté de ses apparitions et l'émerveillement qu'elles suscitent en particulier chez les enfants qui voudraient bien le toucher alors, comme si on pouvait toucher Crab, il faut mettre ce désir naïf sur le compte de l'ignorance du jeune âge. Crab en est ému cependant, et davantage qu'il ne peut le dire. C'est une belle revanche en tout cas sur ceux qui affirment qu'il n'existe pas vraiment, simple illusion d'optique ou fantôme extravagant, qu'il est au mieux une variété éphémère de brume, buée de couleurs, vapeur inutilisable, une belle revanche aussi sur les autres, plus nombreux encore, qui prétendent qu'il ne sait pas s'habiller.

(Crab, quand il rencontre son image dans un miroir, a envie d'entrer et d'acheter.)

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Il ne faudrait pas non plus gober sottement tout ce qu'on lit, rendons-lui enfin justice sur un point où la calomnie va bon train: Crab est un amant très recherché. Abandonne au matin ses partenaires rompues, comblées, englouties, quasi mortes noyées. Aucune sorcellerie là-dessous, ni faveur particulière de la nature, Crab est un pauvre homme comme les autres (tardivement le portrait se précise), normalement constitué. Mais, avant que la partie ne commence, tandis qu'elles délacent, dénouent ou dévissent leurs diverses lingeries, il raccorde secrètement son cordon spermatique à celui de son rhinocéros, logé dans la chambre voisine. De là ses performances hors du commun.

Il était en effet urgent de restaurer l'image de Crab – fallait-il pour autant révéler cette innocente supercherie?

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Rien de plus déconcertant que les empreintes laissées par Crab sur le sable ou la neige – lesquelles rappellent cependant son pas résolu et forment un sentier étroit parfaitement rectiligne, sans haltes ni détours, ni retours, la piste facile à suivre de celui qui sait où il va -, déconcertant car chacune de ces empreintes est unique, avec pour commencer la trace large d'un pied gauche nu, puis, légèrement en avant et décalée sur la droite, celle d'un sabot rond, fendu, suivie d'une troisième, tridactyle, puis de beaucoup d'autres, parfois sur plusieurs kilomètres, aussi nettes, plus ou moins profondes, mais toutes différentes, digitées ou non, ovales, griffues, fourchues, palmées, sinueuses, avec celle d'un pied droit nu pour finir, et qui mènent droit à Crab, en effet, que vous trouverez sans doute assis sur un rocher ou sur une souche, perché peut-être dans un arbre, immobile, l'œil fixé sur l'horizon, comme s'il était possible de pousser plus loin.

(Les excréments de Crab, Olympie les balaye ou les pellette, les grapille ou les éponge, ou les cherche en vain, certains presque imperceptibles n'incommodent vraiment que les mouches.)

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Crab sent qu'il va se passer quelque chose, la sève impatiente des flèches fuse déjà dans les branches, ce jeune printemps plein de fourmis, il va certainement se passer quelque chose, cette chaleur anormale, l'orage qui pèse de tout le poids du ciel, la tension visible dans l'air, l'été se fige soudain, l'anxiété de Crab grandit encore, il va se passer quelque chose, c'est sûr, ça ne peut pas durer ainsi, ce lent pourrissement, odeur de cadavre et de paillasson, l'automne qui mange aussi les cœurs, ronge aussi les sangs, il va se passer quelque chose, Crab frissonne, l'épouvante glace ses os, chaque pas résonne lugubrement sur le sol gelé, dans le silence creux, l'hiver couvre la nuit de son ombre blanche, Crab sent bien qu'il va se passer quelque chose, cette fois c'est sérieux, la sève impatiente des flèches fuse déjà dans les branches.

De vrais naseaux écarquillent le nez de Crab quand arrive le printemps, pour mieux humer le parfum des sèves, des fleurs, et les odeurs fauves des passions déclarées, puis sa température baisse, son sang ralentit, Crab endure gaiement les rigueurs estivales et se couvre peu à peu d'un duvet léger qui annonce son plumage d'automne, imperméable, efficace contre la brume et les petites pluies pénétrantes, lequel tombe naturellement au début de l'hiver, quand perce sur son corps, sa tête et tous ses membres la fourrure argentée qui s'épaissira plus le froid sera vif, malgré quoi vous pouvez être sûrs qu'il se trouvera encore des faux témoins, aigris, envieux, pour prétendre que Crab est un inadapté, embarrassé de lui-même, toujours en marge de ce monde et comme étranger à la vie.

Crab, quand une branche lui pousse sur le flanc, mettez-vous à sa place, songe d'abord à la couper, court même chercher la scie, la hache, et parfois il entame le bois, mais il arrête à chaque fois son geste, finalement il préfère attendre et voir quels fruits va donner sa branche, ce sont tantôt des cerises qu'il doit défendre contre les merles, tantôt des noisettes qu'un écureuil lui dispute, tantôt des poires, des pommes, qu'il faut traiter contre les vers, car même dans ces conditions de production particulières, privilégiées sans doute, rien n'est jamais acquis pour un homme comme Crab.

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L’art du funambule tient du prodige, bien sûr, mais quand on ne sait plus se déplacer que sur un fil, comme Crab, à force de danser dans les hauteurs, que l'on ne peut plus mettre un pied par terre sans trébucher et choir, alors le génie du funambule est contesté, certains le nient absolument, les applaudissements se font rares. Adieu, puisque c'est comme ça, Crab se jette dans le vide.

L’opération, une formalité, le chirurgien à son réveil lui a présenté, lovée dans un coton, la chose molle, tubulaire, violacée, tranchée net d'un coup de scalpel, peu ragoûtante, à jeter, cet appendice vermiculaire qui n'a d'ailleurs aucune utilité, aucune fonction particulière dans l'organisme, on le sait – mais peut-être la menace permanente que constitue sa possible inflammation avait-elle originellement pour but de maintenir l'homme sur les terres mises à sa disposition et de limiter son expansion catastrophique en le dissuadant par exemple de prendre la mer, de s'aventurer trop haut dans les montagnes puis dans le ciel, en le persuadant de rester sur place, à proximité d'un hôpitaclass="underline" ruse de la nature destinée sans doute à réserver des espaces de tranquillité aux autres espèces animales. L’homme ingénieux tourna le problème en bâtissant des hôpitaux partout, et l'appendice vermiculaire devint un objet de dérision pour la chirurgie et, pour le malade, l'occasion de se familiariser sans risque avec le milieu médical, dans la perspective d'agonies futures plus préoccupantes.

Débarrassé donc de cet appendice superflu qui ne ferait même pas une queue à un lézard, puis proprement recousu, Crab semble pourtant avoir du mal à se rétablir. Il a perdu ses réflexes. Il ne digère plus. Respire avec difficulté. Ne tient plus debout. Crache du sang noir. Comprend trop tard que le principe même de sa vie avait son siège dans ce faux organe, inutile et creux, et seulement sensible à la douleur.

Il y a quand même de quoi rire, assez rarement mais quelquefois, car, si Crab venait à mourir aujourd'hui, on parlerait de lui comme d'un météore!