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» Je ne suis pas sans en connaître un petit bout sur cet homme, Sandor Clegane. Il a été le bouclier juré du prince Joffrey maintes années durant, et même ici nous parvenait le bruit de ses exploits, tant bons que mauvais. N’y eût-il de vrai que la moitié de ce qu’on nous a conté, c’était une âme tourmentée, gorgée d’amertume, un pécheur qui se moquait tout à la fois des dieux et des hommes. Il servait, mais servir ne lui procurait aucun orgueil. Il se battait, mais il ne tirait aucune gloriole de ses victoires. Il buvait pour noyer sa peine dans un océan de vin. Il n’aimait pas, et on ne l’aimait pas non plus. C’était la haine qui l’animait. Il a eu beau commettre bien des péchés, jamais il n’a recherché le pardon. Alors que d’autres hommes rêvent d’amour ou de richesse ou bien de gloire, cet homme-là, Sandor Clegane, rêvait de tuer son propre frère, un péché si terrible que je tremble rien que d’en parler. Mais c’était là le pain qui le nourrissait, le combustible qui entretenait l’ardeur de ses feux. Tout ignoble que ce fût, l’espoir de voir le sang de son frère souiller sa lame fut tout ce que cette triste et furieuse créature eut pour raison de vivre… Et même cela lui fut ôté, le jour où le prince Oberyn de Dorne frappa ser Gregor avec une pique empoisonnée.

— A vous entendre, on jurerait qu’il vous inspire de la compassion, dit Brienne.

— Ce fut le cas. Vous auriez eu pitié de lui vous-même, si vous aviez assisté à sa fin. Je suis tombé sur lui près du Trident, attiré par ses cris de douleur. Il m’a conjuré de lui accorder le coup de grâce, mais j’ai juré de ne plus tuer. A la place, j’ai bassiné son front fiévreux avec de l’eau de la rivière, lui ai donné du vin pour apaiser sa soif et j’ai confectionné un emplâtre afin de panser sa blessure, mais mes efforts dérisoires arrivaient trop tard. Le Limier est mort là, dans mes bras. Vous avez peut-être aperçu un énorme étalon noir dans nos écuries. C’était sa monture de guerre, Etranger. Un nom blasphématoire. Nous préférons l’appeler Bois-Flotté, car on l’a retrouvé près de la rivière. J’ai peur qu’il n’ait hérité de la nature de son ancien maître. »

Le cheval. Elle avait bel et bien vu l’étalon, avait bel et bien entendu ses ruades, mais elle n’avait pas compris. On exerçait les destriers à mordre et à ruer. Sur le champ de bataille, ils étaient une arme, à l’instar des hommes qui les chevauchaient. Comme le Limier. « Ainsi donc, c’est vrai, fit-elle d’un ton morne. Sandor Clegane est mort.

— Il repose en paix. » Le frère Doyen demeura un moment silencieux. « Vous êtes jeune, mon enfant. Moi, j’ai compté quarante-quatre fois mon anniversaire. Ce qui doit me donner plus du double de votre âge, j’imagine. Seriez-vous étonnée d’apprendre que je fus autrefois chevalier ?

— Non. Vous avez plutôt l’aspect d’un chevalier que celui d’un saint homme. » C’était inscrit dans sa poitrine et dans ses épaules, ainsi que dans son épaisse mâchoire carrée. « D’où vient que vous ayez renoncé à la chevalerie ?

— Elle n’a jamais été de mon choix. Mon père était chevalier, tout comme son père avant lui. Ainsi que mes frères, chacun d’entre eux. On m’a entraîné à me battre dès le jour où l’on m’a jugé assez vieux pour tenir une épée de bois. Les combats, j’en ai vu ma part, et sans m’y déshonorer. J’ai eu des femmes aussi et là je me suis déshonoré moi-même, car j’en ai pris certaines de force. Il y avait une jeune fille que je désirais épouser, la benjamine d’un hobereau, mais comme j’étais le troisième-né de mon père, je ne possédais pas de terres ni de fortune à lui offrir. Rien d’autre qu’une épée, un cheval et un bouclier. En somme, j’étais un triste individu, et rien d’autre. Quand je ne me battais pas, je buvais. Mon existence était écrite en rouge, le rouge du sang et du vin.

— Quand est-ce que le changement a eu lieu ? demanda Brienne.

— Quand j’ai trouvé la mort à la bataille du Trident. Je combattais pour le prince Rhaegar, encore qu’il n’eût jamais seulement eu vent de mon nom. Je ne saurais vous dire pour quelle raison je le faisais, si ce n’est que le lord que je servais servait un lord qui servait un lord qui avait décidé de soutenir le dragon plutôt que le cerf. Aurait-il pris le parti contraire que je me serais tenu sur la berge opposée de la rivière. La bataille fut une formidable boucherie. Les chanteurs voudraient nous faire accroire qu’elle se réduisit à l’affrontement qui opposa Rhaegar et Robert dans le courant pour une femme qu’ils prétendaient aimer tous deux, mais je vous le garantis, d’autres hommes s’étripaient aussi, et j’étais l’un d’eux. Je pris une flèche à travers la cuisse et une seconde à travers le pied, et mon cheval fut tué sous moi, mais je persistai à me battre. Je puis encore me souvenir de l’intensité de mon désespoir à me procurer une autre monture, car je n’avais pas un sou pour en acheter une et, faute d’en avoir, je cesserais d’être un chevalier. A cette obsession se bornait toute ma pensée, pour ne point mentir. Je ne vis pas même arriver le coup qui m’abattit. J’entendis des sabots dans mon dos et me dis : Un cheval ! mais je n’eus pas le loisir de me retourner que quelque chose me défonça le crâne et me renvoya baller dans la rivière où, normalement, j’aurais dû me noyer.

» Au lieu de quoi c’est ici que je me réveillai, dans l’île de Repose. Le frère Doyen m’apprit que la marée m’y avait échoué, nu comme au jour de ma venue au monde. Je puis seulement imaginer que quelqu’un me repéra dans quelque bas-fond, me dépouilla de mon armure, de mes bottes et de mes chausses puis me repoussa en eaux plus profondes. La rivière se chargea du reste. Comme nous naissons tous nus comme des vers, je suppose que rien n’était plus séant que d’entamer ma seconde vie dans le même appareil. J’ai passé les dix années suivantes dans le silence.

— Je vois. » Faute de concevoir dans quel but il lui racontait toute cette histoire, Brienne ne parvint pas davantage à se figurer quel autre commentaire elle aurait dû faire.

« Vraiment ? » Il inclina le buste en avant, ses grandes mains à plat sur ses genoux. « Dans ce cas, renoncez à votre quête. Le Limier est mort et, de toute façon, il n’a jamais eu votre Sansa Stark. Quant au fauve qui a usurpé son heaume, il sera retrouvé et pendu. Les guerres touchent à leur terme, et ces hors-la-loi ne peuvent survivre à la paix. Randyll Tarly les traque à partir de Viergétang et Walder Frey à partir des Jumeaux, et Darry possède un nouveau lord, un homme jeune et pieux qui rétablira sûrement l’état de droit dans ses domaines. Rentrez chez vous, mon enfant. Vous avez un chez-vous, ce qui est un privilège plus qu’assez rare en ces temps de noirceur. Vous avez un noble père qui ne doit pas manquer de vous chérir. Réfléchissez au chagrin qu’il éprouverait si vous deviez ne jamais revenir. Peut-être lui apportera-t-on votre épée et votre bouclier, après que vous aurez succombé. Peut-être même les suspendra-t-il dans sa grande salle et s’enorgueillira-t-il de les regarder… Mais si vous lui posiez d’aventure la question, je proteste qu’il vous répondrait qu’il aimerait mieux avoir une fille en vie qu’un bouclier démantibulé.