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La Russie est ainsi faite, que de pareilles absurdités peuvent s’y propager facilement. Le plus fantastique des contes a chez nous bien de la peine à se soustraire au reproche d’attaques dirigées contre quelque individualité.

Le héros de notre temps, mes très chers lecteurs, est réellement un portrait, mais non celui d’un seul individu. Ce portrait a été composé avec tous les vices de notre génération, vices en pleine éclosion. À cela vous me répondrez qu’un homme ne peut être aussi méchant: mon Dieu! si vous croyez à la possibilité de l’existence de tous les scélérats de tragédie et de romans, pourquoi ne croiriez-vous pas que Petchorin ait pu être ce qu’il est dans ce livre? Si vous avez aimé des fictions beaucoup plus effrayantes et plus difformes, pourquoi ce caractère ne trouverait-il pas grâce auprès de vous comme toute autre fiction?

C’est que, peut-être, il se rapproche de la vérité plus que vous ne le désirez.

Il est vrai que cette justification n’est ni complète ni victorieuse; mais permettez: pas mal d’hommes ont passé leur temps à se nourrir de douceurs et leur estomac s’est gâté; il leur faut maintenant la médecine amère des vérités piquantes. N’allez pas cependant croire, après cela, que l’auteur de ce livre ait fait le rêve orgueilleux de s’établir en redresseur de l’humanité vicieuse: Dieu le préserve d’une pareille sottise! non, il lui a paru tout simple et amusant de dépeindre un homme de notre époque comme il l’entendait et comme, pour notre malheur commun, il l’a trop souvent rencontré; il suit de tout cela que la maladie est indiquée, mais comment la guérir? Dieu seul le sait.

RÉCITS

BÉLA

Je partis de Tiflis en voiture de poste; tout mon bagage se composait d’un seul petit portemanteau, à moitié rempli de mes écrits sur mes excursions en Géorgie. Par bonheur pour vous, ami lecteur, une grande partie de ces écrits fut perdue, mais la valise qui contenait les autres objets, par bonheur pour moi, resta tout entière.

Déjà le soleil commençait à se cacher derrière les cimes neigeuses, lorsque j’entrai dans la vallée de Koïchaoursk. Le conducteur circassien fouettait infatigablement ses chevaux, afin de pouvoir gravir avant la nuit la montagne, et à pleine gorge, chantait ses chansons. Lieu charmant que cette vallée!… de tout côté des monts inaccessibles; des rochers rougeâtres d’où pendent des lierres verts et couronnés de nombreux platanes d’orient; des crevasses jaunes tracées et creusées par les eaux et puis plus haut, bien haut, la frange argentée des neiges; en bas l’Arachva qui mêle ses eaux à un autre ruisseau sans nom, et qui, se précipitant avec bruit d’une gorge profonde et obscure, se déroule comme un fil d’argent et brille comme un serpent couvert d’écailles.

En approchant du pied de la montagne de Koïchaoursk, nous nous arrêtâmes auprès d’une cabane. Là étaient rassemblés une vingtaine de Géorgiens et de montagnards. À proximité une caravane de chameliers s’était arrêtée pour passer la nuit; nous étions en automne et il y avait du verglas, aussi fus-je obligé de louer des bœufs pour traîner ma voiture jusqu’au haut de cette montagne, qui est à environ deux verstes de la vallée.

Comme je n’avais que ce parti à prendre, je louai six bœufs et quelques hommes du pays. L’un de ces derniers plaça ma valise sur ses épaules et les autres se mirent à aider les bœufs, en poussant ensemble un grand cri.

Derrière ma voiture, quatre bœufs en traînaient une autre aussi facilement que si ce n’eût été rien pour eux; elle était cependant chargée jusqu’en haut. Cette circonstance m’étonna. Son maître la suivait, en fumant une pipe de Kabarda montée en argent. Il portait une tunique d’officier sans épaulettes et un chapeau fourré de Circassien. On lui aurait donné cinquante ans: son teint basané indiquait qu’il avait fait depuis longtemps connaissance avec le soleil du Caucase, et ses moustaches, blanchies avant l’âge, ne répondaient point à son allure vigoureuse et à son air dégagé. Je m’approchai de lui et le saluai; il répondit en silence à mon salut et lança une grande bouffée de tabac.

– Il me semble que nous suivons le même chemin? lui dis-je.

Il me salua de nouveau en silence.

– Vous allez probablement à Stavropol? continuai-je.

– C’est cela, précisément avec une mission de la Couronne.

– Dites-moi, je vous prie, comment il se fait que ces quatre bœufs traînent si facilement ce lourd chariot, tandis que six autres, aidés de ces hommes, peuvent à peine tirer le mien, qui est vide?

Il sourit avec un air malin et me dit, en me regardant d’une manière significative:

– Vous êtes probablement depuis peu au Caucase?

– Il y a environ un an.

Il sourit une deuxième fois.

– Eh bien, que voulez-vous dire?

– Ah voilà! ces Orientaux voyez-vous, sont d’affreuses canailles! vous croyez qu’ils excitent leurs animaux, parce qu’ils crient? mais qui diable comprend ce qu’ils disent? Si! les bœufs. Vous auriez beau en atteler vingt, quand ils poussent leurs cris, les bœufs ne bougent pas de place. Ce sont de terribles filous! Et que peut-on espérer d’eux? Ils n’aiment que l’argent qu’ils arrachent au voyageur: on les a gâtés ces voleurs! vous verrez qu’ils vous demanderont encore un pourboire. Moi, je les connais bien et ils ne me trompent plus.

– Est-ce qu’il y a longtemps que vous servez ici?

– Oui! j’ai déjà servi ici sous Alexis Petrovitch, répondit-il en s’inclinant: lorsqu’il vint prendre le commandement, j’étais sous-lieutenant, et sous ses ordres, je reçus deux grades dans nos affaires contre les montagnards.

– Et maintenant vous êtes?

– Maintenant j’appartiens au 3e bataillon de ligne. Et vous! peut-on vous demander?

Je déclinai mon nom et ma position.

La conversation finit à ces paroles et nous continuâmes de marcher en silence, l’un près de l’autre. Au sommet de la montagne, nous trouvâmes de la neige. Le soleil se cacha et la nuit succéda au jour, sans intervalle, comme cela arrive habituellement dans le Midi. Grâce aux traces marquées sur la neige, nous pûmes aisément distinguer le chemin, qui allait toujours en montant. Comme il n’était plus aussi raide, j’ordonnai de placer ma valise dans la voiture, de remplacer les bœufs par des chevaux, et une dernière fois je plongeai mon regard dans la vallée. Un brouillard épais montait comme un flot du fond du défilé et le voilait entièrement. Pas le moindre bruit ne parvenait à notre oreille. Les Circassiens m’entourèrent en faisant grand tapage et me demandèrent un pourboire. Mais le capitaine les apostropha si durement qu’ils s’enfuirent en un instant.

– Voyez quel peuple! me dit-iclass="underline" ils ne savent pas demander du pain en Russe, mais par exemple ils ont appris à dire: seigneur l’officier donne-moi un pourboire; selon moi les Tartares valent mieux, ils ne boivent pas.

Il restait encore une verste à parcourir avant d’arriver au relais. Autour de nous, tout était calme, si calme, que par le murmure des moucherons on aurait pu suivre leur vol; à gauche se trouvait un précipice sombre; derrière ce précipice et devant nous, les crêtes des montagnes, d’un bleu foncé, sillonnées par de grandes ravines et couvertes de neige, se dessinaient sur un horizon pâle, gardant encore les derniers reflets du crépuscule. Dans le ciel assombri les étoiles commençaient à briller et il me semblait, chose étrange, qu’elles étaient plus élevées que dans nos contrées du Nord. Des deux côtés de la route, des pierres nues et noires surgissaient de dessous la neige comme des arbustes. Pas une feuille ne bougeait et c’était plaisir d’entendre, au milieu de ce tableau de nature morte, le souffle de l’attelage de poste fatigué et le tintement inégal des grelots russes.