Выбрать главу

Je me suis alors approché de la princesse, et l’ai invitée à valser, profitant ainsi de l’usage admis aux eaux où l’on peut danser avec les dames que l’on ne connaît pas.

Elle a eu de la peine à contenir un sourire et à cacher son triomphe; mais elle a réussi assez vite à prendre un air indifférent et même sévère. Elle a appuyé négligemment sa main sur mon épaule, a penché légèrement sa tête de côté et nous nous sommes élancés. Je ne connais point de taille plus voluptueuse et plus souple; sa fraîche haleine courait sur mon visage; une boucle de ses cheveux arrachés à ses bandeaux par le tourbillon de la valse effleurait parfois ma joue brûlante… J’ai fait trois tours (elle valse admirablement). Elle a perdu haleine, ses yeux se sont troublés et ses lèvres ont pu à peine prononcer le banaclass="underline" merci, monsieur!

Après quelques minutes de silence, je lui ai dit en prenant un air très humble:

– J’ai appris, princesse, que quoique nous ne nous connaissions pas, j’ai déjà eu le malheur de mériter votre inimitié; vous me trouvez impertinent, m’a-t-on dit! Est-ce la vérité?

– Voudriez-vous en ce moment me confirmer dans cette opinion? a-t-elle répondu avec une petite mine pénétrante qui allait du reste fort bien à sa figure pleine de mobilité.

– Si j’ai eu l’audace de vous offenser, permettez-moi d’avoir l’audace plus grande de vous en demander pardon. Mais, vraiment, je désirerais bien vous prouver que vous vous êtes trompée sur mon compte.

– Cela vous sera assez difficile.

– Pourquoi donc?

– Parce que vous ne venez pas chez nous et ce bal probablement ne se répétera pas souvent.»

Ce qui signifie, ai-je pensé, que leur porte est toujours fermée pour moi.

– Vous savez, princesse, lui ai-je dit avec un peu de dépit, il ne faut jamais fermer l’oreille aux repentirs d’un coupable; avec le désespoir, il peut le devenir deux fois plus, et alors…»

Les rires et les chuchotements de ceux qui nous entouraient m’ont forcé à me retourner et à interrompre ma phrase. À quelques pas de moi, se trouvait un groupe d’hommes, et dans ce groupe le capitaine de dragons, qui m’avait paru méditer des projets hostiles contre cette chère princesse. Il semblait particulièrement très satisfait de quelque chose, riait, se frottait les mains et échangeait des œillades avec ses compagnons. Soudain, du milieu d’eux s’est détaché un monsieur en habit; ayant de longues moustaches, une figure rouge et qui en trébuchant s’est dirigé droit vers la princesse. Il était ivre; il s’est arrêté devant la pauvre fille, qui était toute troublée, a croisé ses mains derrière lui, et fixant sur elle ses yeux gris, lui a dit d’une voix de soprano enroué:

– Permettez-moi… mais non! plus simplement, je vous engage pour la mazurka…

– Que désirez-vous? a-t-elle répondu d’une voix tremblante, et jetant tout autour un regard suppliant. Hélas! sa mère était assez loin de là, et près d’elle pas un de ses cavaliers de connaissance. Un seul aide-de-camp m’a paru voir tout cela, mais il s’est caché dans la foule, afin de s’éviter une histoire.

«Quoi donc? a dit le monsieur ivre, en faisant signe du coin de l’œil au capitaine de dragons, qui l’encourageait de ses gestes. Est-ce que cela vous déplaît? J’ai de nouveau l’honneur de vous engager pour la mazurka… Vous pensez peut-être que je suis ivre? mais ce n’est rien!… Je sois très ingambe, je puis vous assurer…»

Je voyais qu’elle était prête à s’évanouir de frayeur et d’indignation.

Je suis allé droit au monsieur ivre; je l’ai pris assez solidement par le bras, l’ai regardé fixement dans les yeux et l’ai invité à se retirer, parce que la princesse m’avait déjà promis depuis longtemps de danser la mazurka avec moi.

«Dans ce cas, il n’y a rien à faire! a-t-il dit d’un air moqueur; à une autre fois;» et il est allé rejoindre ses compagnons, qui rougissaient et qui l’ont emmené dans une autre salle.

J’ai été récompensé par un profond et admirable regard.

La jeune princesse est allée trouver sa mère, et lui a tout raconté; celle-ci m’a cherché dans la foule et m’a remercié. Elle m’a déclaré qu’elle connaissait ma mère et qu’elle était liée avec une demi-douzaine de mes tantes. «Je ne sais comment une occasion ne nous a pas mis en rapport, a-t-elle ajouté, pendant ces jours-ci. Mais avouez que vous en êtes seul la cause; car vous nous fuyez, comme on ne l’a jamais vu faire; j’espère que l’air de mon salon dissipera votre spleen, n’est-ce pas vrai?»

Je lui ai débité une de ces phrases qu’on a toujours prêtes pour de semblables occasions.

Les quadrilles se sont prolongés fort longtemps. Enfin du haut de la galerie la musique a retenti et nous nous sommes assis avec la jeune princesse.

Je ne lui ai pas parlé une seule fois du monsieur ivre, ni de ma conduite précédente, ni de Groutchnitski. L’impression qu’avait produite sur elle cette scène désagréable s’est évanouie peu à peu, et son visage a repris ses couleurs. Elle a plaisanté très finement et sa conversation a été spirituelle, sans prétention à l’esprit, vive et dégagée, ses remarques quelquefois profondes. Je lui ai fait entendre au milieu de quelques phrases très entortillées, qu’elle me plaisait beaucoup, depuis longtemps. Elle a penché sa tête et a rougi légèrement.

«Vous êtes un homme bizarre! m’a-t-elle dit ensuite, en fixant sur moi ses yeux veloutés et en s’efforçant de sourire.

– Je n’ai point voulu faire votre connaissance, ai-je repris, parce que vous aviez un trop grand cercle d’adorateurs et je craignais de disparaître complètement au milieu d’eux.

– Vous avez eu tort d’avoir cette crainte; car ils sont tous ennuyeux.

– Tous! est-ce possible?… tous?»

Elle m’a regardé fixement, tâchant de se souvenir; puis elle a rougi de nouveau légèrement et enfin a prononcé: décidément tous?…

– Mon ami Groutchnitski aussi?

– Ah! il est votre ami? a-t-elle dit, en montrant quelque doute.

– Oui.»

– Il n’est pas, en effet, dans la catégorie des ennuyeux.

– Mais alors il est dans celle des malheureux? lui ai-je dit en plaisantant.

– Sans doute! mais vous êtes un moqueur! Je voudrais bien que vous fussiez à sa place.

– Pourquoi? mais j’ai été moi-même sous-officier autrefois et c’est là le meilleur temps de ma vie.

– Mais est-ce qu’il est sous-officier? a-t-elle dit vivement; puis elle a ajouté: mais je croyais…

– Que croyez-vous?

– Rien!… Quelle est cette dame?»

La conversation a alors changé de direction et nous ne sommes plus revenus sur tout cela.

Enfin la mazurka a fini et nous nous sommes séparés en nous disant au revoir.

Ces dames sont parties et moi je suis allé souper et ai rencontré Verner.

«Ah! m’a-t-il dit: C’est ainsi que vous êtes? Vous ne vouliez faire connaissance avec la princesse que dans le cas où vous auriez à la sauver d’une mort certaine?

– Et j’ai fait mieux! lui ai-je répondu; je l’ai sauvée d’un évanouissement en plein bal!

– Comment donc? racontez-moi cela?

Devinez! vous qui devinez tout en ce monde!

30 Mai.

Vers les sept heures du soir, je suis allé me promener sur le boulevard. Groutchnitski m’a aperçu de loin et est venu à moi. Une joie railleuse brillait dans son regard. Il m’a serré là main fortement et m’a dit d’une voix tragique: