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«Je te remercie Petchorin; me comprends-tu?

– Non! Je ne sais ce qui me vaut ton remerciement; je ne me rappelle pas réellement t’avoir rendu quelque service.

– Comment! mais hier! Est-ce que tu as déjà oublié? Marie m’a tout raconté.

– Ah! mais, est-ce que tout est déjà commun entre vous, même la reconnaissance?

– Écoute, m’a dit Groutchnitski très sérieusement, ne te moque pas, je t’en prie, de mon amour, si tu veux rester mon ami; j’aime Marie à la folie; et je crois, et j’espère qu’elle m’aimera aussi. J’ai une prière à te faire: tu iras chez elle ce soir; promets-moi de tout observer. Je sais que tu es très habile à cela et que tu connais mieux les femmes que moi. Ah! les femmes! les femmes, qui peut les deviner? Leurs sourires contredisent leurs regards, leurs paroles promettent et engagent et le son de leur voix repousse; tantôt elles pénètrent et devinent nos plus secrètes pensées, tantôt elles ne comprennent plus nos plus claires allusions. Voilà ce qu’est la jeune princesse; hier, ses yeux brillaient passionnément en s’arrêtant sur moi; maintenant ils sont éteints et froids.

– C’est peut-être la conséquence de l’effet des eaux! lui ai-je dit.

– Tu vois tout de travers; tu es décidément un matérialiste, a-t-il ajouté avec dédain; changeons de matière,» et, content de ce mauvais jeu de mots, il est devenu plus gai.

À huit heures, nous sommes allés ensemble chez la princesse. En passant près de la maison de Viéra je l’ai aperçue à sa croisée. Nous avons échangé un rapide regard. Elle n’a pas tardé à arriver après nous chez les dames Ligowska. La princesse-mère m’a présenté à elle comme à sa parente, on a bu le thé; il y avait beaucoup de monde et la conversation est devenue générale, je me suis efforcé déplaire à madame Ligowska; j’ai plaisanté, et je l’ai fait rire quelquefois de bon cœur. La jeune princesse avait également envie de rire, mais elle se retenait pour ne pas sortir du rôle qu’elle s’était choisi. Elle trouve que la langueur lui va et peut-être ne se trompe-t-elle point.

Groutchnitski est très heureux de voir que ma gaîté ne se communique pas à elle.

Après le thé tout le monde est rentré au salon.

«Êtes-vous satisfaite de mon obéissance, Viéra?» lui ai-je dit, en passant près d’elle.

Elle m’a jeté un regard plein d’amour et de reconnaissance. Je suis habitué à ces regards, et cependant autrefois, ils faisaient mon bonheur, La princesse a fait asseoir sa fille au piano; tout le monde l’a priée de chanter; je me suis tu et profitant du mouvement général, je me suis approché d’une fenêtre avec Viéra, qui avait envie de me raconter quelque chose de très sérieux pour nous deux. C’était une niaiserie! Mon indifférence néanmoins a fait de la peine à la princesse Marie, comme j’ai pu m’en apercevoir à un regard plein de dépit qu’elle m’a lancé; et je comprends, admirablement ce langage muet, mais expressif, concis, mais énergique.

Elle s’est mise à chanter: sa voix n’est pas mauvaise, mais elle chante mal. Du reste je n’ai pas écouté. Groutchnitski, au contraire, accoudé sur l’instrument devant elle, la dévorait des yeux et s’écriait à chaque instant à haute voix: «charmant! délicieux!…»

– Écoute, m’a dit Viéra, je ne veux point que tu fasses connaissance avec mon mari; mais tu devras faire la conquête de la princesse-mère; cela t’est facile, tu peux tout ce que tu veux et nous ne nous verrons qu’ici.

– Seulement?

Elle a rougi et a continué:

– Tu sais que je suis ton esclave et que jamais je n’ai pu te résister… Aussi en serai-je punie quelque jour; tu cesseras de m’aimer!… Je veux au moins sauver ma réputation; ce n’est pas pour moi-même, tu le sais très bien! mais je t’en supplie, ne me tourmente pas comme autrefois avec tes doutes inutiles et tes froideurs simulées; je mourrai peut-être bientôt; je sens que je m’affaiblis de jour en jour, et malgré tout cela je ne puis songer à la vie future; je ne pense qu’à toi. Vous autres hommes, vous ne comprenez pas les jouissances du regard, des serrements de main. Je te jure qu’entendre ta voix me fait éprouver une étrange et profonde sensation de bonheur, telle que tes baisers les plus ardents ne pourraient m’en procurer!»

La princesse Marie avait cessé de chanter. Un murmure d’éloges s’est élevé autour d’elle; je me suis approché après tous et lui ai dit que, pour mon compte, je trouvais sa voix assez négligée.

Elle a fait la moue en plissant sa lèvre inférieure et s’est inclinée d’une manière fort moqueuse, en me disant:

«Cela est d’autant plus flatteur pour moi, que vous ne m’avez pas du tout écouté; mais peut-être n’aimez vous pas la musique?

– Au contraire, et surtout après dîner.

– Groutchnitski a raison de dire que vous avez des goûts prosaïques; et je vois que vous n’aimez la musique, que sous le rapport gastronomique.

– Vous vous trompez encore; je ne suis pas du tout gastronome, mais j’ai un mauvais estomac, Or la musique après dîner endort, et dormir après le dîner est fort salutaire; par conséquent j’aime la musique sous le rapport hygiénique. Ce soir, au contraire, elle m’agite trop les nerfs; elle me rend trop triste ou trop gai; et c’est fort désagréable de s’attrister ou de s’égayer lorsqu’on n’a pas de raison pour cela; surtout dans le monde, où la tristesse est ridicule, et une trop grande gaieté indécente.»

Elle ne m’a pas écouté jusqu’au bout, s’est éloignée et est allée s’asseoir près de Groutchnitski. Une conversation sentimentale s’est établie entre eux.

Il m’a semblé que la princesse répondait à ses phrases recherchées, assez distraitement et sans à propos, quoiqu’elle s’efforçât de lui montrer qu’elle l’écoutait avec attention, car il jetait sur elle parfois des regards d’admiration, tâchant de deviner la cause de l’agitation secrète que trahissaient souvent ses yeux inquiets.

Je vous ai devinée, chère princesse; prenez garde! Vous voulez me rendre la pareille en même monnaie et piquer mon amour-propre. Vous ne réussirez pas, et si vous me déclarez la guerre, je serai aussi sans pitié.

Pendant le restant de la soirée, j’ai tâché de me mêler à leur conversation, mais elle a accueilli assez sèchement mes remarques et je me suis éloigné avec une peine simulée. La jeune princesse triomphait et Groutchnitski aussi.

Triomphez, mes amis, hâtez-vous… vous ne triompherez pas longtemps, j’en ai le pressentiment… Dans mes relations avec les femmes, j’ai toujours deviné tout d’abord, si elles m’aimeraient ou non…

J’ai achevé la soirée auprès de Viéra, à parler d’un temps déjà lointain. Pourquoi m’aime-t-elle tant? vraiment je ne le sais, d’autant plus que c’est la seule femme qui m’ait entièrement compris avec mes petites faiblesses et mes mauvaises passions; il est impossible que le mal soit si attrayant…

Je suis parti avec Groutchnitski; dans la rue il m’a pris le bras et après un long instant de silence, il m’a dit:

«Eh bien, quoi?»

Tu es un sot, avais-je envie de lui répondre; mais je me suis retenu; et n’ai fait que lever les épaules.

6 Juin.

Pendant tous ces jours-là, je ne me suis pas écarté un seul instant de mon système. Ma conversation commence à plaire à la jeune princesse Marie; je lui ai raconté quelques-uns des plus étranges incidents de ma vie et déjà elle me considère comme un homme extraordinaire. Je me moque un peu de tout en ce monde et surtout du sentimentalisme: cela commence à l’effrayer. Elle n’ose déjà plus, devant moi, entamer avec Groutchnitski une lutte de sentiment; elle a déjà répondu quelquefois à ses sorties par des sourires railleurs. Mais chaque fois que Groutchnitski s’approche d’elle, je prends un air calme et je les laisse ensemble. La première fois elle a été contente de cela ou au moins a essayé de le paraître; à la seconde, elle s’est fâchée contre moi; à la troisième, contre Groutchnitski.