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IV.

Vers le Nord se dressaient les montagnes. Lorsqu’aux lueurs de l’aurore matinale, une vapeur bleuâtre monte des profondeurs de la vallée; lorsque le muezzin tourné vers l’Orient invite à la prière, et que la voix sonore de la cloche réveille l’habitation; à cette heure calme et recueillie où les jeunes Géorgiennes descendent la montagne escarpée et vont avec leurs longues cruches, puiser de l’eau, les sommets de la chaîne neigeuse se dessinaient dans le ciel pur comme un mur violet tendre et au coucher du soleil semblaient se couvrir d’un vêtement de pourpre. Au milieu d’eux, le Kazbek traversant les nuages, les dépassait de toute la tête, comme le roi puissant du Caucase en turban et en long manteau de soie.

V.

Mais le cœur de Tamara, plein d’une pensée profane, est insensible aux extases pures. Pour elle tout l’univers est couvert d’une teinte sombre, et tout y est pour son âme une cause de souffrance, et la lumière du jour et les ténèbres de la nuit. Aussi, dès que la fraîcheur du soir vient endormir la terre, elle se prosterne devant l’image de son Dieu et fond en larmes. Ses sanglots déchirants au milieu du silence de la nuit troublent l’imagination du voyageur, qui, croyant entendre tes gémissements de quelque esprit de la montagne, enchaîné dans une de ses cavernes, prête à peine l’oreille et hâte sa monture épuisée.

VI.

Tamara triste, agitée par la fièvre, vient souvent s’asseoir auprès de la fenêtre. Là, seule, irrésolue, elle regarde au loin avec un œil attentif, soupire, et attend!… Une voix murmure à son oreille: «Il viendra.» Ce n’était pas en vain qu’il lui apparaissait avec des yeux pleins d’une tristesse douce et des paroles de sublime tendresse: Depuis longtemps déjà elle s’épuise sans savoir pourquoi. Veut-elle prier les saintes? c’est à lui que son cœur s’adresse; accablée par cette lutte incessante se penche-t-elle sur sa couche, son oreiller la brûle, elle suffoque horriblement, s’éveille en sursaut et frissonne; ses épaules et sa gorge sont enflammées, elle peut à peine respirer, ses yeux s’obscurcissent, ses bras étendus cherchent avec passion un être imaginaire, tandis que des baisers expirent sur ses lèvres…

VII.

Le brouillard du soir a déjà couvert de ses vapeurs légères les collines de la Géorgie, et fidèle à sa douce habitude, le démon a dirigé son vol vers le couvent. Mais bien longtemps il n’osa violer ce paisible asile de la vertu. Il y eut même un moment où il parut prêt à abandonner ses affreux projets. Il errait mélancoliquement autour des murs élevés et ses pas, plus légers que le vent, faisaient doucement frissonner les feuilles dans l’ombre. Puis il levait les yeux vers cette fenêtre, qu’illuminait l’éclat de la lampe. C’est là qu’elle attendait depuis si longtemps. Soudain, au milieu de ce silence universel, une harpe harmonieuse vibra et des chants sonores résonnèrent; ces sons semblaient se suivre avec mesure comme coulent des pleurs. C’était une mélodie si tendre, qu’elle paraissait avoir été composée au ciel pour la terre. On aurait dit un ange descendu ici-bas mystérieusement, qui venait en visiter un autre oublié et qui lui parlait du passé, afin d’adoucir sa souffrance! Et le démon comprit alors pour la première fois les douleurs et les agitations de l’amour. Effrayé, il veut s’éloigner; mais ses ailes restent immobiles! et ô prodige! une larme roule lentement de ses yeux obscurcis!…

On voit encore près de cette cellule une pierre que cette larme brûlante a traversée comme une flamme et ce n’était point une larme humaine!

VIII.

Le démon entre, il est prêt à aimer, et son âme est tout ouverte au bien. Il croit que le moment désiré pour essayer d’une vie nouvelle est venu. Les palpitations de l’attente, les craintes de l’incertitude demeurent pour lui sans voix et sans puissance; elles ont reconnu tout d’abord une âme pleine de fierté. Il entre, regarde; devant lui se dresse l’envoyé du ciel; c’est le chérubin qui veille sur la belle pécheresse: son visage rayonne d’un sourire plein de sérénité et son aile la protège contre l’ennemi. Un instant son regard impie fut ébloui par l’éclat de la lumière divine, et au lieu du doux accueil qu’il espérait, il entendit éclater de pénibles reproches.

IX.

«Esprit turbulent, démon du vice, qui t’a appelé au milieu des ténèbres de la nuit? Tes adorateurs n’habitent point ces lieux et jusqu’à présent le souffle du mal n’a point pénétré ici; ne viens point souiller de ton pas impie cet asile de mon amour et de ma sainteté! qui t’a appelé?…

L’esprit méchant lui répond par un sourire perfide, son regard s’enflamme de jalousie et de nouveau le poison de la vieille haine a embrasé son âme: «Elle est à moi, dit-il d’une voix dure; laisse-la; elle est à moi; tu as paru trop tard pour la défendre, tu n’es ni mon juge ni le sien et, sur ce cœur plein d’élévation, j’ai posé mon empreinte; ici il ne reste plus rien de ta sainteté; ici je règne et j’aime.» L’ange alors abaissa ses yeux pleins de douleur sur la pauvre victime, et déployant lentement ses ailes, disparut dans les sphères célestes.

X.

TAMARA.

Qui es-tu? Tes paroles sont dangereuses! Qui t’envoie vers moi; le ciel ou l’enfer? Que me veux-tu?

LE DÉMON.

Que tu es belle!

TAMARA.

Mais parle; qui es-tu? Réponds?

LE DÉMON.

Je suis celui que tu écoutais dans le calme des nuits; celui dont la pensée parlait doucement à ton âme; celui dont tu voyais l’image dans tes songes et dont tu devinais la tristesse avec peine. Je suis celui qui tue l’espérance dès qu’elle naît dans un cœur. Je suis celui que personne n’aime et que tout être vivant maudit. L’espace et les années ne sont rien pour moi. Je suis le fléau de mes esclaves de la terre: je suis le roi de la science et de la liberté; je suis l’ennemi des cieux et le mal de la nature et tu vois je suis à tes pieds! Je t’apporte une humble et douce prière d’amour, ma première souffrance ici-bas et mes premières larmes. Oh! mais par pitié, écoute, tu pourrais avec une de tes paroles me rendre au bien et me rouvrir les cieux; resplendissant de ton chaste amour je reparaîtrais là, comme un nouvel ange dans l’éclat nouveau; mais écoute je t’en supplie, je suis ton esclave et je t’aime! Dès que je t’ai vue, soudain au fond de moi-même, j’ai détesté l’immortalité et ma puissance et j’ai envié malgré moi les joies incomplètes de la terre. Ne pas vivre comme toi serait une souffrance pour moi, et ce serait affreux que de vivre séparé de toi. Dans mon cœur insensible, une flamme inattendue s’est rallumée avec plus de force; et j’ai senti l’aiguillon de mes anciennes blessures se réveiller au fond de moi-même comme un serpent. Sans toi qu’est pour moi l’éternité? Que sont mes domaines infinis? des paroles résonnant dans le vide; un temple immense sans divinité!

TAMARA.

Laisse-moi, esprit perfide! tais-toi, je ne crois point aux discours d’un ennemi. Mon Dieu! hélas, je ne puis plus vous prier! Un poison funeste s’empare de mon esprit affaibli. Écoute! tu me perdras, tes paroles c’est du feu, c’est un philtre empoisonné… Dis? pourquoi m’aimes-tu?

LE DÉMON.

Pourquoi ma belle? hélas! je ne sais; plein d’une vie nouvelle, j’ai fièrement arraché de ma tête criminelle ma couronne d’infamie, et j’ai jeté tout le passé dans la poussière. Mon paradis et mon enfer sont dans tes yeux! Je t’aime d’un amour qui n’a rien de terrestre et comme tu ne pourrais aimer toi-même. Je t’aime avec tout l’enivrement et la puissance de la pensée et du rêve immortels. Dès le commencement du monde ton image fut gravée dans mon âme; elle se montrait à moi dans les immensités désertes de l’espace. Depuis longtemps ton nom agitait mon esprit et résonnait doucement en moi. Aux jours heureux du paradis, toi seule me manquait. Oh! si tu pouvais comprendre ce qu’il y a d’amère douleur dans une vie sans fin et toute sans partage. Jouir, souffrir, mais ne jamais attendre d’éloges pour le mal et jamais de récompense pour le bien. Vivre pour soi seul; être un objet d’ennui pour soi-même; et traverser cette éternelle lutte sans noblesse et sans espoir de réconciliation. Toujours regretter et ne rien désirer: tout savoir, tout ressentir, tout voir, détester tout ce qui est contraire à mes désirs et tout mépriser dans le monde. Du jour où la malédiction divine m’a frappé, les embrasements passionnés de la nature se sont éternellement refroidis pour moi. Les espaces s’étendaient à l’infini devant mes yeux; je voyais les astres, qui m’étaient connus depuis si longtemps, couverts de leurs parures nuptiales, glisser doucement devant moi, portant des couronnes d’or: Mais hélas! Aucun ne reconnaissait son ancien frère! Dans mon désespoir je me mis à appeler des proscrits semblables à moi; mais moi-même de mon regard méchant je ne pouvais plus reconnaître ni leurs visages ni leurs voix. Alors effrayé j’agitai mes ailes et me mis à courir rapidement, mais où? pourquoi? je ne le sais. Mes anciens frères m’avaient repoussé et comme l’Éden, le monde entier devint pour moi sombre et muet; j’étais comme une barque brisée, sans gouvernail et sans voiles, qui nage follement au caprice des courants et des flots et ne sait où elle va; ou comme un flocon de nuage orageux qui, au lever du jour, se montre comme un point noir dans l’horizon azuré, et n’osant s’arrêter nulle part, erre seul, sans but et sans laisser de trace. Dieu seul sait d’où il vient et où il va. Mais je ne pus gouverner longtemps les hommes et leur apprendre longtemps le péché; il me fut impossible de diffamer longtemps tout ce qui était noble et de blasphémer tout ce qui était beau: facilement je rallumai pour toujours en eux les ardeurs de la foi pure. Étaient-ils dignes de mes efforts ces sots et ces hypocrites? Je me cachai alors dans les défilés des montagnes et me mis à errer comme un météore au milieu des ténèbres d’une nuit profonde. Le voyageur isolé, égaré par ce feu follet qui voltigeait devant lui, roulait au fond des précipices avec sa monture et appelait en vain à son secours!… Et le sillon sanglant de sa chute se tordait sur le rocher Mais les plaisirs du mal ne me plurent pas longtemps. Que de fois dans ma lutte avec l’ouragan puissant, au milieu des tourbillons de poussière, enveloppé d’éclairs et de vapeurs, je m’élançai avec fracas dans les nuages; j’aurais voulu pouvoir dans la foule des éléments révoltés, étouffer les murmures de mon cœur; échapper à la pensée inévitable et oublier ce qui ne pouvait être oublié. Que peut être le récit des pertes douloureuses, des fatigues et des maux, des générations passées et futures de la race humaine, en présence d’un seul instant de mes souffrances inconnues? Que sont les hommes, que sont leur vie et leurs peines? Elles ont passé, elles passeront; l’espérance leur reste; un jugement équitable les attend et à côté du jugement reste encore le pardon! Ma douleur à moi est constamment là et comme moi elle ne finira jamais et ne trouvera jamais le sommeil de la tombe! tantôt elle se glisse en moi comme un serpent; tantôt elle me brûle et luit comme une flamme; tantôt elle pèse sur ma pensée comme le lourd rocher des passions et des espérances perdues. Mausolée indestructible!