– Ceux-là sont joyeux, dit-il, et il se mit à marcher en rêvant…
L’heure du spectacle était venue. Les musiques s’étaient tues. Les groupes s’étaient dirigés vers l’hôtel. Tous les invités emplirent bientôt le grand hall. On se casa comme on put, sur les chaises, sur les banquettes. On monta sur les bancs qui faisaient le tour de la grande salle. Il y en avait encore sur les marches de l’escalier qui conduisait à la porte du fond, une vaste porte que masquait une draperie.
Le rideau du théâtre était baissé.
Tout le monde parlait, riait, caquetait. On faisait la cour aux femmes, et les femmes se laissaient faire la cour.
Soudain, trois coups sourds furent frappés sur la scène. Toute la salle fut plongée dans l’obscurité et le rideau se leva.
Vénus, c’était Diane. Une Vénus trop peu femme, trop androgyne, aux flancs étroits.
Elle eut cependant tous les suffrages car elle était belle, attirante et avait la grâce. Sa nudité en maillot émouvait.
Autour d’elle, quelques demi-déesses, en des poses pleines de nonchaloir, reposaient.
Elles souriaient d’une façon stupide. Elles avaient l’air bête des oies. Elles aussi regardaient le prince, mais le prince ne les vit pas.
Il y eut des rires dans la salle, car on détaillait le spectacle. On y découvrait des beautés et on y trouvait des tares.
On laissa retomber le rideau. Les applaudissements le firent remonter. Il retomba.
Soudain, des exclamations venant du hall attirèrent l’attention. Tous les yeux contemplaient la bizarre apparition qui surgissait à la porte du fond, dont la tenture était soulevée au sommet de l’escalier qui conduisait au grand hall…
Alors, deux voix clamèrent, celles du comte Grékoff et du prince Hartmann:
– L’Homme de la Nuit!
XI OÙ M. MARTINET FAIT TOUT CE QU’IL FAUT POUR ÊTRE TROMPÉ PAR SA FEMME
À l’heure où les invités commençaient à arriver chez Diane, c’est-à-dire vers cinq heures et demie du soir, un homme débarquait à la gare de l’Est et descendait le boulevard de Strasbourg. Cet homme attirait l’attention de ceux qui le trouvaient sur leur chemin. Les regards curieux le suivaient, les gens stationnaient pour le mieux voir passer.
Cet homme était un noir, mais un noir géant. Il avait une carrure des plus puissantes. Ses muscles saillaient sous son léger vêtement de toile blanche. Un pantalon de drap gris retenu à la taille par une ceinture de cuir, d’énormes chaussures jaunes, un immense panama sur ses cheveux «crêpés» complétaient son accoutrement. Il portait à la main un long bâton, qui lui servait de canne.
Il marchait à grands pas réguliers, en ligne droite, sans s’occuper des petits rassemblements de trottoir, qui se dissipaient à son approche, pour se reformer derrière lui.
Il s’arrêta à une fontaine Wallace, remplit le gobelet quatre fois, le vida quatre fois. Il eut ainsi l’occasion de montrer une denture formidable.
Il reprit son chemin. Il semblait connaître Paris. Au coin du boulevard de Sébastopol et des grands boulevards, il tourna à droite sans hésitation et remonta vers la porte Saint-Denis. Il stationna sous cette porte. Il ne s’y trouvait point depuis cinq minutes qu’il fut abordé par un tout jeune homme, habillé d’une livrée sombre.
Celui-ci lui tendit un pli, sans mot dire, et s’en fut.
Le géant décacheta le pli et lut:
«La passion du petit pour cette Diane me gêne beaucoup. Du moins en ce moment. L’occuper par ailleurs tout de suite. Agis suivant instructions antérieures, que je confirme.
Nox.»
L’homme arracha le pli, en fit des morceaux, qu’il jeta au vent, et continua sa route par le boulevard Poissonnière. Il descendit jusqu’à la rue du Sentier, qu’il prit.
Il entra dans le magasin de Martinet. Un ouvrier lui demanda ce qu’il désirait, en le dévisageant d’un œil effrayé.
– Parler à Mme Martinet, dit le noir. C’est pour affaire.
L’ouvrier s’éloigna et revint au bout d’une minute.
– Venez, dit-il, Mme Martinet est dans son bureau.
Ils se dirigèrent vers le bureau, qui était au fond du magasin.
À ce moment, le commis que nous avons vu dans un précédent chapitre traversa la pièce, passa derrière le noir et dit à mi-voix, de façon à ne pas être entendu de l’ouvrier qui marchait à quelques pas en avant:
– Tout est terminé rue de Moscou. J’ai les clefs.
Le noir fut introduit dans le bureau. Mme Martinet, en souriant, vint à lui, lui tendit la main.
– Bonjour, monsieur Joe, dit-elle; qu’est-ce qui nous vaut le plaisir?… Hé! ne me serrez pas si fort! Vous me faites mal…
– Ah! fit le noir, c’est que vous êtes une brave femme, vous, et que l’on a du plaisir à vous dire bonjour.
– Oui, mon ami; mais votre amitié est dangereuse pour mes phalanges…
Et elle se frotta les doigts.
Joe s’assit.
– Oui, une vraie brave femme, continua-t-il… Je suis un peu ours, moi. Et c’est bien comme un ours que je vis, là-bas, au fond de mon bois. Tout aubergiste que je suis, je ne vois guère de monde: des ouvriers, quelquefois, qui cassent une croûte, boivent un coup et s’en vont. Je ne leur cause même pas. Je ne suis pas liant. C’est tout juste si je réponds à mes rares clients, quand ils m’interrogent. Mais vous! Ah! vous m’avez plu tout de suite. Et puis vous avez été une bonne fortune pour l’auberge Rouge, car, chose qui vous paraîtra extraordinaire, ma clientèle, depuis quelques jours, augmente. Elle commence même à être d’un niveau plus élevé, ma clientèle.
– Tant mieux, monsieur Joe! Tant mieux!… Alors, depuis mon départ, vous avez eu beaucoup de voyageurs?
– Beaucoup, c’est trop dire. J’en ai eu deux.
– Ça n’est pas énorme.
– Vous trouvez? Je suis quelquefois un mois sans voir personne. Or, le premier client, devinez qui ce fut?
– Je le connais?
– Mais oui… C’était Harris, le maître d’hôtel de sir Arnoldson.
– Ah! bah! Il venait donc voir si tout était prêt à la villa et si j’avais tout installé selon ses recommandations? Est-il content de la maison Martinet?
– C’est justement pour cela que je viens vous trouver. Mais n’anticipons pas. Il est arrivé un soir, il a couché chez moi. Le lendemain matin, il me dit: «Joe, je vais à la villa des Pavots.
«- La villa des Pavots, lui demandai-je, qu’est-ce que c’est? Je ne connais que celle des Volubilis dans la région, et une autre villa qui lui est voisine, mais qui n’est plus baptisée depuis longtemps.
«- C’est bien cela, me répliqua-t-il. Cette villa, sir Arnoldson, son propriétaire, mon maître, vient justement de la baptiser. Elle s’appellera désormais la villa des Pavots.
«- Mais il n’y a pas de pavots fis-je observer.
«- Il y en aura, continua-t-il, si tu veux en planter, Joe. Je te propose d’être le jardinier de sir Arnoldson.
«- Eh! Je ne demande pas mieux, répliquai-je, mais je ne veux pas quitter mon auberge.
«- Tu garderas ton auberge. Tu prendras un domestique qui te remplacera quand tu ne seras pas là. Et puis il vient si peu de monde à ton auberge, que tu pourras même te passer de domestique. Tu jardineras à tes heures de loisir, qui sont nombreuses. Tu t’arrangeras comme tu le voudras. Ça te va-t-il?»