Il se tourna vers Pold et Lily et dit, en riant de son affreux sourire:
– Vous avez des enfants! De bien beaux enfants! Or moi, vous savez, je les adore, les enfants!… Je les adore…
– Nous serons heureux de vous recevoir à la villa des Volubilis…
– Et moi, monsieur, si vous voulez accepter de temps en temps l’hospitalité à la villa des Pavots (c’est ainsi que j’ai nommé ma nouvelle propriété), vous me verrez le plus heureux des hommes!
Lawrence s’inclina. Adrienne ne soufflait mot.
– Et puis, continua l’Homme de la nuit, je crois que nous aurons souvent l’occasion de parler d’affaires. Vous vous occupez beaucoup de mines d’or. Voyez comme cela se rencontre encore: ma fortune, à moi, est à moitié basée sur les mines d’or. Il n’y a rien d’étonnant à cette rencontre d’intérêts, et c’est certainement ce qui nous amena jadis, vous et moi, au Siam.
– Oui, monsieur, acquiesça Lawrence. Mais, me trouvant suffisamment riche, j’ai dit adieu aux affaires, et il ne me reste de mes relations avec le minerai d’or que de nombreuses actions des mines du Mékong.
– Parfaitement. C’est un détail que j’ai appris en Bourse, et c’est justement de ces actions que je désirais vous entretenir. J’ai le projet de vous les acheter, et peut-être arriverons-nous à nous entendre… Mais quittons ceci: nous aurons bien le temps de revenir sur cette question…
Le souper touchait à sa fin. Adrienne s’étant levée, tout le monde se leva. Lily, vaguement, somnolait.
Arnoldson prit congé de la famille. Il s’inclina et, soudain, au moment où il saluait Adrienne, il lui saisit la main, que celle-ci lui tendait comme à regret, et, sur cette main, il posa ses lèvres. Ce fut un baiser dont Adrienne devait longtemps garder la sensation, un baiser qui se posa sur sa chair et qui l’aspira comme eût fait une ventouse. Très pâle, elle retira sa main de la bouche de cet homme.
Arnoldson s’était relevé et paraissait fort content de lui. Il fit, en se dandinant:
– Voyez-vous, madame, il n’y a encore que les vieillards pour être galants! Aujourd’hui, les jeunes gens ne savent plus embrasser la main des jolies femmes.
Et il s’en alla avec un petit rire métallique.
Une demi-heure plus tard, si tous les voyageurs amenés par l’orage à l’auberge Rouge ne dormaient pas, tous étaient couchés.
En revanche, ceux qui les avaient précédés dans cette sinistre demeure et qui s’y trouvaient réunis de par la volonté d’Arnoldson tenaient conciliabule dans la chambre de celui-ci.
Dans cette chambre se trouvaient réunis Arnoldson, le prince Agra, Joe et Harrison.
À la porte, l’Aigle veillait.
Joe et Harrison, depuis un quart d’heure au moins, parlaient, et l’on ne savait si Arnoldson les écoutait, tant il semblait rester indifférent à leurs propositions et à leurs projets.
Quant au prince Agra, il était à la fenêtre et regardait les étoiles.
Joe disait:
– Maître! maître! ils sont tous là sous ta main. Étends-là, et pas un n’échappera. C’est la Providence qui te les donne. Tu peux en faire ce que tu voudras. Nous avons attendu vingt ans cette heure-là. L’occasion est unique. Frappe!…
– Qu’allez-vous faire de vos assassins, monsieur?
Arnoldson se décida enfin à parler:
– J’ai tant attendu que je me jugerais un pauvre homme si je cédais à la tentation de me venger ce soir… Que vaut la vengeance brève, la minute de satisfaction sauvage que j’éprouverais à les voir périr de ma main, à côté de ce que je leur ai préparé?… Et puis, vous le savez, jamais de violence… À quoi bon? Ma puissance morale sur mes ennemis est telle qu’ils se chargent de faire ma besogne et qu’ils mettent à me venger eux-mêmes sur eux-mêmes une telle ardeur que cela vous fera vraiment plaisir à voir…
«Et, maintenant, messieurs, allez, commanda Arnoldson à Harrison et à Joe, allez et n’attendez plus de l’Homme de la nuit que des ordres!…»
Arnoldson, resté seul avec Agra, se tourna vers lui:
– Quant à vous, prince, écoutez-moi. Il est une enfant, belle, aussi pure que la madone. Son corps est un lys. Je vous donne Lily, la fille de Lawrence!
– Je la prendrai, père, répondit-il, en regardant les étoiles…
IV OÙ ON VOIT RÉAPPARAÎTRE CETTE PAUVRE MADAME MARTINET
Quelques jours se sont écoulés depuis cette nuit où tant d’événements se passèrent à l’auberge Rouge.
Nous nous retrouvons au bois de Misère par un gai soleil de printemps.
Parmi la vie et la joie de ces choses, un jeune homme s’en vient, le visage sombre et le cœur triste. Il va lentement par le sentier.
Car Pold n’a plus d’allégresse ni de belle humeur que devant les autres. Encore feint-il cette exubérance, qui lui fut jadis si naturelle, pour tromper les autres et pour se tromper lui-même. Oui, Pold veut s’étourdir et ne plus songer au mal qui le ronge et qui lui parle si haut dans sa solitude. Il dit mille folies, fait le gamin, excite les rires et se fait réprimander; mais, au fond, il souffre comme un homme.
Car il a Diane dans la peau. Il n’a point cessé de songer à cette femme. Au contraire, sa passion s’est augmentée de tous ses dédains et rien n’a pu lui faire oublier l’exquise créature qu’il tint dans ses bras une nuit d’audace où il eut le droit de se croire aimé!
Rien! Pas même Mme Martinet, qui, cependant, fut si bonne et qui, sur sa prière, essaya de le consoler. Elle n’y est pas parvenue.
Mais Pold n’est plus seul dans ce sentier. Voici venir vers lui, là-bas, une femme.
Et cette femme, ce n’est point Diane, mais bien Mme Martinet.
Il la regarde. Il la reconnaît. Oui, c’est bien elle. C’est bien sa jolie démarche, un peu lente.
Mme Martinet aperçoit Pold et le reconnaît. Elle s’arrête, suffoquée, puis elle porte la main à son cœur, qui bat, qui bat…
Pold aussi a reconnu Mme Martinet. Il a dit:
– Tiens! voilà Marguerite!
Et il a ajouté:
– Flûte!
Et il s’est avancé vers Mme Martinet. Ils vont l’un vers l’autre, à petits pas. Très rouge Mme Martinet dit:
– Bonjour, monsieur Pold! Je ne m’attendais pas à vous trouver ici, et ce m’est une douce surprise.
Pold fait le gracieux:
– Et à moi, madame Martinet, et à moi! Si vous croyez que ça ne me fait pas plaisir…
Il prit la taille de Mme Martinet et lui dit:
– Marguerite, ma petite Marguerite, tu veux bien que je t’embrasse?
Marguerite ne demandait que cela. Mais, par un étrange esprit de contradiction qu’ont les femmes, et que seules elles pourraient expliquer, elle répondit:
– Monsieur Pold, je ne vous le permets pas, parce que vous ne le méritez pas.
– Qu’ai-je donc fait, grands dieux! qui me procure tant de sévérité? s’écria Pold.
Et il embrassa Marguerite, qui ne se défendit pas.
Pold, considérant qu’il avait accompli son devoir, prit le bras de Mme Martinet et l’accompagna sagement dans le sentier, revenant avec elle sur ses pas.