– Mais il n’y a que Mme Martinet chez moi… C’est donc Mme Martinet que vous aimez?
– Libre à vous, monsieur, de tirer de la présence de Mme Martinet chez vous et de l’absence de toute autre femme la conclusion qu’il vous plaira, mais moi je ne vous aiderai point dans votre raisonnement…
– Vous êtes un garçon fort réservé.
– Oui, monsieur…
– La réputation de Mme Martinet n’aura pas à souffrir avec vous.
– En admettant qu’elle ait déjà couru ce risque, monsieur, vous pouvez être certain qu’elle ne le courra plus. Et si vous adoptez cette hypothèse que j’ai aimé Mme Martinet, vous pouvez accueillir cette certitude que je ne l’aimerai plus…
– Je vous comprends. Vous êtes volage, jeune homme, et vous en aimez une autre.
– Monsieur, vous avez deviné.
– Plus que vous ne le pensez, peut-être, fit Arnoldson.
– Et qu’avez-vous encore deviné?
– Le nom de celle que vous aimez.
– Dites…
– Diane!
– C’est vraiment merveilleux! Et qui vous a si bien renseigné?
– Mais Diane elle-même. Vous savez qu’elle reçoit de temps à autre le prince Agra, et il m’arrive d’accompagner mon prince chez son amie.
– Ah! vous voyez Diane? demanda Pold, tout à fait intéressé. Est-elle toujours aussi belle?
Maintenant, Pold et l’Homme de la nuit se promenaient dans la campagne, côte à côte, comme de vieux amis.
– Elle est plus belle encore!
– Elle vous a dit du mal de moi, n’est-ce pas, monsieur?
– Mais pas le moins du monde. Elle vous garde, au contraire, un charmant souvenir, et elle m’a raconté votre audacieuse entreprise avec presque de la joie.
– Ah! puissiez-vous dire vrai, monsieur! Je serais tout prêt à la recommencer.
– Vraiment?
– Je vous le dis.
– Eh bien, et Mme Martinet?
– Puisqu’il n’y a plus rien à vous cacher, sachez donc qu’elle est embêtante comme tout!
– Ces bourgeoises sont bien désagréables.
– À qui le dites-vous? Je ne la reverrai de ma vie… Mais, dites-moi, comment se fait-il que Diane, qui m’avait si rudement chassé de chez elle la seconde fois que j’y vins, comment se fait-il qu’elle ait ainsi changé de ton?
– Oh! c’est bien simple!
– Mais encore?…
– À ce moment, elle aimait le prince Agra; aujourd’hui, elle en est lasse déjà. Vous savez qu’on ne peut compter sur des sentiments bien suivis de la part de ces dames.
– J’en sais quelque chose…
– Eh bien, elle ne porte plus le prince Agra dans son cœur, et je crois bien qu’il y a là une place à prendre.
– Monsieur! vous me parlez comme un véritable ami.
– Vous savez que je suis celui de votre père, et il me plaît d’être le vôtre.
– Et le prince?
– Bah! il a autre chose à faire que d’être jaloux!
– Monsieur! je voudrais la revoir…
– C’est bien la chose la plus facile du monde.
– Dites, monsieur, dites! Je suis sur des charbons ardents!
– Demain, elle se montre sur la scène des Folies, dans une nouvelle création. Tout Paris sera là.
Pold cria, joyeux:
– Et moi aussi, j’y serai!… Au premier rang!
– Non point! jeune homme. Au dernier!… Il ne faut pas la compromettre… Et puis qui vous dit qu’il n’y aurait point d’amis de votre père dans la salle, ou même votre père lui-même, qui est en ce moment à Paris?… Il faut vous dissimuler: c’est plus sage.
– Monsieur, je suivrai vos conseils.
– Si vous suivez mes conseils, jeune homme, vous ne vous en repentirez point, et peut-être vous conduirai-je saluer Diane dans sa loge…
– Vous, vous feriez cela?
– Mais oui.
– Tenez, monsieur, on vous a appelé l’Homme de la nuit! Moi, je vous nomme l’Ange des ténèbres!
Mais Arnoldson disparaissait déjà dans l’ombre.
– À demain, aux Folies! jeta-t-il encore à Pold.
– À demain! s’écria Pold, et vive l’amour!
Sur ces mots, il s’en fut se coucher.
IX OÙ LE LECTEUR COMMENCERA À VOIR CLAIR DANS CETTE TÉNÉBREUSE AFFAIRE
Arnoldson, qui n’en était pas à un mensonge près, avait donc dit à Pold, dans un but que l’on comprendra bientôt, que Diane n’aimait plus le prince Agra.
C’était bien la chose la plus fausse du monde, et, depuis un mois environ que Diane avait juré obéissance au prince, son amour avait atteint les extrêmes limites de la plus violente passion.
Et, cependant, le prince, s’il s’était montré chez Diane et avec Diane à plusieurs reprises, le prince n’était point son amant!
Son pouvoir sur cette femme était tel qu’il avait pu se refuser si longtemps sans avoir à craindre une révolte finale qui l’eût déliée de lui.
Sa générosité, mieux que cela: sa folle somptuosité tenait Diane en haleine. Enfin, à cette heure, tout Paris parlait du palais grandiose que le prince faisait élever avenue du Bois-de-Boulogne à celle que tous croyaient sa maîtresse.
Une armée d’ouvriers y travaillait nuit et jour.
– Patience! disait-il à Diane, patience! Je veux que nous ayons là une demeure digne de nos amours…
Et quand Diane était trop lasse, trop fatiguée d’attendre et qu’elle ne pouvait s’empêcher de lui dire son supplice, en le priant avec des larmes d’y mettre fin, Agra disait:
– J’ai fait un vœu, Diane. Je poursuis une œuvre, une grande œuvre de réparation et de justice. Nous ne serons point l’un à l’autre avant qu’elle ne soit accomplie…
– Et vous m’y avez associée, disait-elle, très grave. Certes, j’obéis en aveugle; je ne sais où je vais, j’ignore la raison de mes actes… Ce doit être bien terrible, ce que vous avez entrepris, prince Agra, bien terrible, si j’en juge par ce que je vois.
– Que voyez-vous?
– Je vois Lawrence…
– Certes, dit-il, d’une parole glacée, je suis content de vous, Diane… et vous avez fait de Lawrence une misérable chose…
– Si misérable! insista-t-elle. Si misérable! si vous saviez!
– Il faudra montrer cela à Arnoldson, fit Agra.
– Quoi donc?
– Mais la misère de cet homme…
– Et pourquoi à Arnoldson?
– Parce qu’il aime ce genre de spectacle, madame, et que tout ce qui m’intéresse le touche.
– Prince, dites à Arnoldson d’être dans ma loge, le soir de la première aux Folies, à dix heures. Vraiment, fit-elle avec un sourire lamentable, s’il se réjouit de la souffrance des hommes, il passera quelques minutes divines…