– Mais, enfin, qui donc êtes-vous, monsieur, s’écria Adrienne avec épouvante, pour apparaître ainsi dans ma vie et pour m’avoir choisie, moi qui ne vous connaissais pas il y a quelques semaines encore, pour votre victime?
Arnoldson dit:
– Je suis, madame, celui qui vous veut et qui vous aura!
Arnoldson prit les lettres et dit:
– Madame, prêtez-moi une oreille attentive; cela en vaut la peine, je vous assure.
Et il commença.
Il prit la première lettre, celle que Lawrence adressait à Diane au lendemain du jour où elle le reçut chez elle et lui fit un si favorable accueil, après la représentation des tableaux vivants.
Cette lettre montrait un commencement de passion et implorait Diane, lui demandait un rendez-vous prochain. Lawrence affirmait qu’il avait à dire à Diane des choses fort curieuses et du plus haut intérêt.
Comme cette lettre restait sans réponse et comme les deux suivantes avaient le même sort, il en résultait que les trois missives que lut Arnoldson étaient écrites d’un style qui se faisait de plus en plus «amoureux» et qu’exaltait la passion naissante d’un homme pour une femme qui semblait le négliger, qui paraissait même l’ignorer tout à fait.
Puis ce furent d’autres lettres, d’un détail plus précis, des lettres qui disaient l’état d’âme de Lawrence vis-à-vis de cette femme et qui lui demandaient d’être plus propice à l’avenir.
Puis toute l’histoire de l’amour de Lawrence pour Diane se déroula… Les amabilités, les privautés même de la jeune femme pour le mari d’Adrienne furent relatées, et il y avait des détails tels qu’Adrienne, en écoutant cette lecture, ne pouvait retenir de temps à autre des exclamations qui traduisaient toute son indignation et l’étonnement profond en lequel elle était plongée.
Et, cependant, dès que l’Homme de la nuit s’était assis, accoudé au guéridon, et avait pris les lettres, Adrienne était résolue à ne point lui donner la joie du spectacle de sa douleur; mais c’est en vain qu’elle s’était cuirassée.
Bientôt, Lawrence, par la passion qu’il mettait dans son langage et par l’ardent désir qu’il avouait presque cyniquement de Diane, se révélait à la malheureuse Adrienne sous un jour qu’elle n’avait jamais connu.
Lawrence la suppliait de mettre un terme à l’épreuve que Diane lui avait imposée.
Et il énumérait les folies qu’il avait commises, sa fortune qu’il n’avait pas hésité à compromettre. Finalement, il arrivait à parler de sa femme en des termes tels qu’Adrienne se laissa tomber sur un fauteuil, avec un sanglot qu’elle ne put retenir plus longtemps.
Lawrence, en effet, se rendait parfaitement compte de l’indignité de sa conduite et prenait une joie diabolique à l’étaler. Il décrivait avec des détails malsains l’abominable maladie morale qui l’avait gagné à s’approcher de Diane et à s’éloigner de sa femme.
Et il ne se révoltait point. Et il ne maudissait point cette femme. Mais il réclamait le prix de tant de bassesses.
Et, s’il ne s’expliquait pas plus clairement, il était visible que cet homme n’hésitait plus à sacrifier sa femme et ses enfants à l’abominable passion qui s’était emparée de lui.
Tant de bassesse, de vilenie et de bestialité stupéfièrent la malheureuse femme à un point que, bientôt, elle ne trouva plus un mot pour protester, une exclamation pour s’indigner.
Elle semblait, dans son fauteuil, comme morte.
L’Homme de la nuit se glissa vers elle. Elle ne le vit point venir. Elle ne le sentit point à ses côtés.
Arnoldson avait goûté à la douleur de cette femme une joie infernale, qu’il n’avait point cachée. Et maintenant, la sentant vaincue, il était près d’elle; il la croyait sans résistance et sans force contre tant de malheurs et il eut l’audace de passer son bras autour de la taille souple de cette femme.
Sous ses lunettes, ses yeux flamboyaient. Une passion inavouable brûlait l’Homme. Il regardait Adrienne, qui, malgré tous ses malheurs, lui apparaissait encore majestueusement belle. Plus elle souffrait, plus elle lui semblait désirable. Et il la voulait. Et il se fût damné – s’il ne l’avait été déjà – pour l’avoir.
Elle ne le sentait pas. Elle ne le voyait pas. Il dit:
– Tu es belle! Adrienne, je n’ai jamais aimé que toi! Adrienne, tu souffres parce que tu me repousses! Mais ne me repousse plus et tu seras heureuse! M’entends-tu, Adrienne?
L’Homme de la nuit attirait Adrienne à lui. La présence de cette femme l’affolait. De la sentir si proche de lui, prête sans doute à ne plus lui résister, pensait-il, tant les événements semblaient avoir annihilé en elle la volonté, il montrait plus d’audace. Il avait la conscience qu’elle lui appartenait. Il parlait déjà en maître. Et la pression de son bras se fit plus victorieuse.
Mais Adrienne se réveilla soudain du rêve affreux en lequel elle était plongée. Elle vit l’Homme. Elle sentit son bras. Elle essuya son souffle.
Et elle fut debout. Comme il approchait ses lèvres immondes de ses lèvres, elle le repoussa de toute la force de ses bras. Et, comme il la prenait encore et comme il la voulait à lui, alors elle le frappa.
Son poing alla violemment heurter le front de cet homme, et elle cria:
– Misérable!
Et elle le frappa à nouveau. Son poing battait cette face, qui se détournait, pendant qu’Arnoldson, dans un accès de passion terrible, pressait encore cette femme sur sa poitrine, avec des gestes d’homme ivre.
Enfin, il la lâcha. Sa bouche saignait. Arnoldson tira lentement de sa poche son mouchoir, et il épongea sa lèvre.
Il dit:
– Oui, je suis fou! je suis fou de vous! Écoutez, Adrienne. J’ai tout fait pour que vous fussiez à moi. J’ai tout prévu. Les pires désastres sont suspendus au-dessus de votre tête et de celle de votre mari et de celles de vos enfants… Eh bien, je renonce… écoutez-moi, Adrienne, écoutez-moi!… je renonce à tous ces désastres, à toutes ces catastrophes… que j’ai préparés de longue main, si vous cessez de me frapper… si vous écoutez, si vous daignez écouter la passion qui me dévore… cette passion qui m’a fait l’être misérable et criminel que je suis. Réfléchissez, Adrienne!
Mais elle était bien loin de lui. Elle lui criait:
– Assez! assez!… Vous ne pouvez plus rien contre moi!… Et les maux dont vous me menacez ne sont rien à côté de ceux que vous m’avez causés!…
– Vous croyez, madame?
Arnoldson avait reconquis son calme. Très tranquille maintenant, il essuyait encore sa lèvre, qui continuait à saigner.
– Eh! vous croyez! madame!… Eh bien, non! je vous dis que votre malheur actuel est une douce chose à côté de ce que l’Homme de la nuit vous réserve!
Et il rit sinistrement.
– Que pouvez-vous de plus contre moi, monsieur, que ce que vous avez fait? J’avais un mari: vous me l’enlevez! J’avais une fortune: vous me la prenez!…
Arnoldson remit sur sa tête le chapeau qu’il avait déposé sur le guéridon.
– Vous oubliez vos enfants, madame! fit Arnoldson.