«C’est donc par intérêt pour votre fils et par crainte de cette femme que je me permets d’éveiller votre attention et de faire appel à votre autorité de père.
«M. Pold a de nombreux rendez-vous avec celle que j’ai la honte d’appeler ma sœur, à Paris, rue de Moscou, n°… Ce soir même, il vient de quitter les Volubilis pour aller se jeter dans les bras de Diane.
«Car ma sœur est cette Diane dont parle tout Paris et qui causa tant de scandales qu’on ne les compte plus.
«Agréez, monsieur Lawrence, etc…»
Et Mme Martinet signa de son nom d’épouse et donna son adresse, rue du Sentier.
Le père Jules opinait du chef. Mme Martinet avait mis sa missive dans une enveloppe. Elle voulut écrire l’adresse.
– Nous allons envoyer cela à Paris, n’est-ce pas? fit-elle.
– Non point, non point! Pourquoi à Paris? demanda le père Jules.
– Mais puisque M. Lawrence s’y trouve à cette heure…
– Vous vous trompez, madame Martinet… M. Lawrence n’est plus à Paris.
– Cependant, il n’est pas non plus aux Volubilis.
– Il n’est ni à Paris ni aux Volubilis. Il a quitté tantôt l’un et il se dirige en ce moment vers l’autre. Il sera ici ce soir même.
– Qu’en savez-vous?
– C’est lui-même qui me l’a dit. J’étais dernièrement encore moi-même à Paris, et il m’a annoncé le jour et l’heure de son arrivée aux Volubilis.
– Vraiment?
– Vraiment. Il ne saurait même tarder. Tenez, si vous en doutez, dit le père Jules en jetant un regard vers la route, vous n’avez qu’à le voir qui s’avance là-bas, au carrefour. Il sera ici dans cinq minutes.
– C’est pourtant vrai! s’écria Mme Martinet, qui venait de reconnaître Lawrence.
– Si vous le désirez, fit le père Jules, je me charge de lui remettre cette lettre.
– Vous êtes bien aimable, mais attendez qu’il soit rentré chez lui.
Et Mme Martinet remit la lettre au père Jules.
Lawrence arrivait en face de l’auberge Rouge. Il passa sans regarder de ce côté. Il paraissait tout pensif et fort préoccupé.
Quand il se fut éloigné quelque peu, le père Jules dit à Mme Martinet:
– Au revoir, madame Martinet. J’emboîte le pas à mon patron. Il aura votre lettre dans dix minutes.
Il salua et quitta Mme Martinet et Joe.
Celle-ci n’avait pas de cœur aux affaires. Et, comme Joe commençait, pour détourner le cours de ses idées noires, à l’entretenir du désir où il était d’apporter quelque transformation à l’ameublement de son hôtellerie. Mme Martinet fit:
– Un autre jour, monsieur Joe, un autre jour. Je crois bien que je partirai demain pour Paris. Le séjour du bois de Misère m’est devenu odieux. Vous viendrez me voir rue du Sentier, et nous nous entendrons.
Soudain, Mme Martinet se leva et s’exclama:
– Il ne va pas lui faire de mal, surtout?
– Qui? demanda Joe.
– Mais son père! Mon Dieu, s’il allait lui faire du mal, à M. Pold!
Joe eut un bon sourire.
– Il l’aime trop, madame Martinet! fit-il.
La pauvre femme se tamponna les yeux et partit précipitamment pour le pavillon des Pavots.
Le père Jules avait donc suivi Lawrence. Le père Jules savait que Lawrence viendrait ce soir-là au bois de Misère, non point parce que celui-ci le lui avait dit, mais parce qu’Arnoldson le lui avait appris en lui dictant ses dernières instructions.
Arnoldson, lui, était absolument certain de l’arrivée de Lawrence. Il avait fait le nécessaire pour cela. Il l’avait appelé lui-même en lui envoyant une lettre fort impérative dans laquelle il lui disait qu’un entretien entre eux deux s’imposait relativement aux affaires qu’ils avaient en cours. Arnoldson affirmait que s’il ne le voyait point, le soir même, aux Pavots, où il l’attendait, il y allait pour lui, Lawrence, de sommes considérables.
Cette lettre fut remise à Lawrence, à Paris, par un homme à la dévotion d’Arnoldson et dans des conditions telles qu’il ne pouvait prendre que le train qui le descendait à Esbly à l’heure fixée par l’Homme de la nuit pour la réussite de sa combinaison.
Une voiture avait conduit Lawrence d’Esbly jusqu’au bas de la montée du bois de Misère. Pendant ce trajet, il était plongé dans des réflexions tellement profondes, qu’il ne vit point un cycliste qui le croisait avec la rapidité de l’éclair. C’était Pold, lequel, lui, reconnut son père et n’eut garde d’attirer son attention.
Mais le cocher, qui était un cocher d’une voiture de louage, avait vu Pold. Et, comme il connaissait à peu près tous les étrangers qui venaient l’été dans le pays, il se retourna vers Lawrence et lui dit:
– Mais, monsieur, c’est-i pas vot’fils qui s’trotte là-bas à bicyclette?
Lawrence regarda et dit:
– C’est lui, en effet!
Pold était déjà fort loin; il ne l’appela pas.
– Il s’amuse, dit-il. Une petite promenade… Il va sans doute rejoindre des amis.
Et Lawrence se replongea dans le mutisme le plus complet.
Avant d’aller aux Pavots, il lui parut impossible de ne point faire tout d’abord une courte visite aux Volubilis, où il irait saluer sa femme et constater par lui-même que la santé d’Adrienne n’était point aussi ébranlée que Pold le lui avait écrit.
Il franchit donc la grille des Volubilis. Le père Jules le suivait toujours.
Lawrence entra dans la villa, et le père Jules dans sa loge.
XIII RUPTURE
Adrienne avait, d’un geste fiévreux, ramassé toutes les lettres de Lawrence sur le guéridon du salon et les avait emportées chez elle, dans sa chambre.
Décidée à ne plus voir personne, elle s’était étendue sur un divan, repassant dans sa mémoire tous les événements qui s’étaient déroulés entre elle et Arnoldson depuis qu’elle l’avait rencontré à l’auberge Rouge.
Mais elle revenait toujours aux lettres et en relisait quelques passages. Alors, elle oubliait la scélératesse d’Arnoldson pour ne plus songer qu’à la vilenie de l’autre, et sa haine pour le premier faisait bientôt place à la rage qui grandissait en elle contre le second.
Elle resta ainsi de longues heures. Elle entendit frapper vers la fin de l’après-midi.
– Qui est là? demanda-t-elle.
La porte s’ouvrit en silence. Une ombre restait sur le seuil. Adrienne poussa un cri. C’était Lawrence!
– Toi? Toi ici?
Lawrence s’avança, avec un sourire contraint, jusqu’au milieu de la chambre.
– Mais oui, fit-il, c’est moi! Qu’y a-t-il donc de si étonnant à cela? J’ai voulu avoir des nouvelles de ta santé et je suis venu les chercher moi-même.
– Tu t’y es pris tard! dit Adrienne d’une voix saccadée.
– Mon Dieu! tu m’en veux à cause de cela, Adrienne? Tu as bien tort. Si tu savais le travail auquel il m’a fallu me livrer à Paris et le peu de temps qu’il m’a laissé, tu me pardonnerais facilement ce retard…