– Qui va là? fit la voix d’Adrienne. Pourquoi me dérange-t-on à cette heure?
– C’est moi madame, le père Jules!
– Que me voulez-vous?
– Je désirerais vous parler.
– Pourquoi n’attendez-vous pas à demain matin?
– Parce que ce que j’ai à vous dire, madame, est tellement grave que je ne saurais attendre. Je vous en prie, madame, écoutez-moi.
– C’est bien sérieux, ce que vous me dites là?
– Ah! madame! si sérieux qu’il ne s’agit de rien de moins que de la vie de votre mari et de votre fils!
Adrienne, depuis le départ de Lawrence, n’avait pas bougé de sa chambre.
Elle se décida à ouvrir au père Jules, qui entra respectueusement.
Il y avait une veilleuse sur la cheminée, et c’est à la lueur de cette veilleuse que le dialogue suivant s’engagea entre Adrienne et son concierge.
– Voici, madame, ce dont il s’agit, fit le père Jules.
Mais, ayant prononcé ces mots, il s’arrêta. Il tournait, d’un geste embarrassé, sa casquette dans ses mains.
– Eh bien, reprit impatiemment Adrienne, je vous écoute… et parlez vite… qu’y a-t-il?
– Il y a, madame, que je viens m’accuser d’une chose…
– De quoi?
– Oh! madame… je me reproche bien, à cette heure, d’avoir été aussi indiscret. Mais c’était pour son bien que je le faisais…
– Pour le bien de qui?
– Mais pour le bien de M. Pold…
– Mais vous me faites mourir! Qu’est-ce que vous avez fait pour le bien de M. Pold?
– Madame me pardonnera?
– Oui, fit rageusement Adrienne. Mais parlez, au nom du ciel, parlez!…
– Sachez donc, madame, reprit le père Jules, que M. Pold avait une maîtresse… sauf votre respect… À son âge… c’est permis, n’est-ce pas, madame?…
– Allez! Allez!…
– C’est permis quand on ne fait pas de bêtises. Or j’ai vu justement que M. Pold faisait des bêtises, de grosses bêtises…, et j’ai cru de mon devoir d’avertir son père de ce qui se passait… J’ai donc tout dit à M. Lawrence… Je pensais bien que M. Lawrence, quand il saurait ce que j’avais à lui apprendre, ne serait pas content, qu’il gronderait M. Pold, qu’il lui ferait des remontrances et qu’il prendrait des dispositions pour que M. Pold ne recommence plus ses farces… Mais jamais je n’aurais pensé que mes révélations le mettraient dans un état pareil à celui dans lequel je l’ai vu…
– Quand lui avez-vous parlé de Pold?
– Mais quand il sortait d’ici. Il paraissait déjà tout drôle! et fort préoccupé. Cependant je l’abordai et lui dis que M. Pold avait une maîtresse et qu’il venait encore de partir pour Paris, où il devait la rejoindre. Je lui dis que cette liaison prenait des proportions telles que j’avais cru devoir l’en prévenir.
– Que vous a-t-il répondu?
– Il m’a demandé l’endroit où M. Pold rencontrait sa maîtresse, et je lui ai donné l’adresse de la garçonnière de M. Pold… oui, madame, M. Pold a une garçonnière. C’est n0…, rue de Moscou… Il me demanda ensuite le nom de cette femme, et je le lui donnai en ajoutant que c’était une grande cocotte… sauf votre respect, madame…
– Et alors?
– Oh! alors, je n’avais pas plus tôt prononcé le nom de cette femme qu’il changea brusquement de visage. Il fut pris d’une grande fureur, proféra des paroles de menace contre cette femme et contre M. Pold et, me quittant brusquement, se mit à courir comme un fou. Il faisait des gestes terribles, et j’ai bien cru qu’il disait: «Je les tuerai! je les tuerai!…»
– Le nom de cette femme? s’écria Adrienne en saisissant le bras du père Jules et en le serrant jusqu’à la meurtrissure…
Le père Jules dit, avec un grand air de soumission:
– Elle s’appelle Diane, madame.
– Diane! s’écria Adrienne, d’une voix égarée… Vite… une voiture… Faites atteler… Vite… arriverai-je encore à temps?…
Rapidement et fébrilement, elle jeta un manteau sur ses épaules, et descendit, courut aux écuries, pressa le palefrenier, le cocher.
Puis elle appela sa femme de chambre, apprit d’elle que Lily était couchée depuis longtemps, et lui recommanda de dire à sa fille qu’elle serait de retour le lendemain, qu’elle n’eût pas à s’inquiéter.
Enfin, le coupé fut prêt. Elle cria au cocher:
– À la gare d’Esbly! À fond de train!
Elle referma la portière. Seule dans la voiture, elle disait et redisait:
– Pold! mon fils chéri! que veut-il faire à mon Pold? que va-t-il lui arriver?… Et lui, Charley! le misérable fou!… Pourquoi a-t-il fui?… Pourquoi n’a-t-il pas compris que je lui eusse pardonné?…
Le père Jules avait dit au cocher:
– Mon vieux, ne te presse pas… il ne faut arriver à Esbly que pour le dernier train. Ordre du maître!
…
Le père Jules regarda s’éloigner le coupé et, derrière ce coupé, ne ferma point la grille.
Il resta sur le seuil, semblant attendre quelque chose ou quelqu’un.
Une demi-heure passa ainsi. Le père Jules dressa soudain l’oreille. Il avait entendu le pas d’un cheval. En effet, dans la nuit claire, il vit surgir de l’ombre bleue un cavalier.
Ce cavalier venait à lui, au pas lent de son cheval. Le cavalier s’arrêta au seuil des Volubilis.
Le père Jules s’inclina profondément et dit:
– Voulez-vous me suivre, monseigneur?
Le cavalier ne répondit pas, mais, comme le père Jules avait pris l’allée du jardin qui conduisait à la villa, le cavalier suivit le père Jules.
Arrivés à la villa, ils en firent le tour. Le père Jules montra au visiteur nocturne une fenêtre et prononça ces simples mots:
– C’est là!
Cette fenêtre était au premier étage. Le terrain, derrière la villa, était plus élevé que sur la façade. S’il s’était dressé sur ses étriers, et s’il eût levé les bras, le cavalier eût pu toucher des mains le bord de cette fenêtre.
Le cavalier dit:
– Donnez-moi quelques-uns de ces graviers qui sont sur le chemin.
Le père Jules se baissa, ramassa des graviers et les mit dans la main du cavalier.
– Et, maintenant, éloignez-vous, dit celui-ci.
Le père Jules s’en alla.
Quand il fut seul, le cavalier jeta un petit caillou blanc à la vitre de la fenêtre. Puis il en jeta un autre, puis un autre.
Alors, la fenêtre s’ouvrit.
Lily parut dans le cadre de cette fenêtre, ses cheveux blonds faisant un halo dans la nuit. Elle vit le cavalier et lui reprocha dans un sourire:
– Oh! c’est vous… ne m’aviez-vous point promis, le soir où vous m’avez surprise dans le jardin, que vous ne viendriez plus ainsi, la nuit, aux Volubilis? Prenez garde, songez donc, si l’on vous voyait. Je tremble, prince Agra…
Agra dit:
– Oui, je vous ai juré, quand je vins ici, l’autre nuit, et que vous parûtes si épouvantée de mon audace. J’ai juré de vous obéir, de ne plus revenir et de savoir attendre… mais il a été au-dessus de mes forces de tenir mon serment. Ce soir, j’ai acheté l’un de vos serviteurs qui m’a ouvert la porte de votre demeure. Me voici, ma douce Lily… et je ne peux me passer de vous.