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– Qu’avez-vous, mère? fit-il, et pourquoi ne voulez-vous point que je venge mon père?

– Oui, oui, madame, s’exclamait Martinet, laissez faire votre fils! Pas de pitié! Si nous épargnons cet homme, cet homme ne nous épargnera pas!

Mais Adrienne clamait:

– Taisez-vous! Taisez-vous!

Et elle contemplait avec épouvante l’Homme de la nuit, l’Homme aux lunettes noires, qui, toujours aussi calme, aussi tranquille, appuyé contre la muraille et les bras croisés, semblait assister à des événements qui ne l’intéressaient qu’en tant que spectateur.

Un grand silence régna.

Adrienne tremblait de tous ses membres. Elle ne disait plus un mot. Elle n’avait plus la force de dire un mot.

Arnoldson, d’une voix paisible, reprit:

– Insensés que vous êtes! Qui avez cru un instant être plus forts, plus puissants que l’Homme de la nuit!… Je suis seul ici, sans aide, sans arme… En apparence, je suis à votre complète disposition. Vous pouvez faire de moi ce qu’il vous plaît. Vous pouvez me tuer. Je n’ai plus de serviteurs… Vous les avez empoisonnés peut-être et vous me croyez perdu!… Insensés! Il me suffit de prononcer un mot, un seul!… pour vous arrêter, pour que vos armes menaçantes se relèvent d’elles-mêmes… pour que celle qui a le plus d’intérêt à ma mort vous supplie soudain de m’épargner… Je dis: «Mary!» mot magique, mot plein de mystère et de prestige, et je vois cette femme trembler. Et si à ce mot «Mary» je joins celui de «Charley»… alors, oh! alors, la peur dont avait été saisie cette femme se transforme en une épouvante sans nom!…

– Ah! Mary!… Mary!… continuait l’Homme de la nuit toi qui as levé une main criminelle sur ton bienfaiteur, quelle est donc ton âme pour avoir oublié un tel forfait? Il ne t’empêche donc point de vivre et d’aimer? Tu as oublié! Tu as cru que ton oubli faisait disparaître le crime! Tu gémis sur les malheurs qui t’accablent et tu ne te les expliques pas… Sache donc que, s’il y a eu un crime commis, c’est le tien, et que, si quelqu’un expie un crime, c’est toi!

La parole d’Arnoldson avait alors une telle autorité, prenait une telle ampleur qu’elle en imposait à tous, qu’elle les faisait frissonner tous.

– Pauvre insensée! continua l’Homme de la nuit. Tu avais pu penser que ton passé ne reviendrait jamais au jour!… Tu l’avais si bien oublié que, dans la succession de malheurs épouvantables qui viennent de fondre sur toi, tu ne t’es pas demandé une seconde s’il n’y avait point une corrélation quelconque entre ton crime d’autrefois et mes crimes d’aujourd’hui!…

Adrienne fit entendre une plainte effrayante. Son masque exprimait une horreur sans pareille.

– Qui donc êtes-vous, vous qui savez tant de choses? dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine. Vous qui ressuscitez tant de choses mortes?

– Qui je suis! clama l’Homme de la nuit. Je vais te dire qui je suis… Si tu ne l’as pas déjà deviné, femme maudite, c’est que tu crois que les tombes gardent leurs cadavres!

Dans le silence formidable qui régnait, Arnoldson continua:

– Qui je suis?… Je suis celui à qui tu as donné le droit de haïr et de maudire le genre humain. Regarde, Mary!… Regarde qui je suis! Regarde!

Et l’Homme de la nuit, d’un geste rapide, enleva ses lunettes, comme il l’avait fait devant Lawrence à l’agonie… et il montra ce regard qui n’avait pas changé, ce regard vivant, ce regard qu’on avait cru éteint depuis vingt ans!

Adrienne poussa un hurlement farouche:

– Jonathan Smith!!! Jonathan Smith!!!

Et Martinet, lui aussi, reconnut ce regard.

– Le roi de l’huile! fit-il.

– Oui, Jonathan Smith! reprit Arnoldson. Oui, le roi de l’huile!… le roi de l’huile, que tu ne tueras point deux fois, n’est-ce pas, Mary?

Et Arnoldson quitta la muraille et se dirigea vers la porte de l’auberge Rouge, sans plus s’occuper des trois personnages qui le contemplaient avec épouvante.

Pold, seul, fit un mouvement vers Arnoldson. Mais Adrienne avait déjà arrêté son geste.

– Laisse passer cet homme, lui dit-elle.

XI OÙ LILY DÉCLARE QU’ELLE NE SE CONSOLERA JAMAIS DE LA DISPARITION DU PRINCE AGRA

Des mois se sont écoulés depuis les événements passés, de lugubres mois de tristesse, d’ennui et d’anxiété.

La famille Lawrence a abandonné les Volubilis, qui ne la reverront point, pas plus que les Pavots ne reverront l’Homme de la nuit.

L’auberge Rouge est abandonnée. Joe a suivi l’Homme de la nuit en des contrées et des destinées inconnues.

Toutes les personnes qui semblaient entourer l’Homme de la nuit ont disparu avec lui.

L’hôtel de l’avenue Henri-Martin a été vendu.

Mais M. et Mme Martinet habitent toujours la rue du Sentier. Ce soir-là, c’est-à-dire un an après la scène terrible de l’auberge Rouge, ils achevaient leur repas en silence et tristement.

Une même pensée semblait les hanter et il paraissait bien qu’ils se comprenaient.

La preuve en fut que Martinet sut tout de suite de qui sa femme l’entretenait quand elle lui dit:

– Sa dernière lettre nous faisait prévoir un prompt retour. Or, elle est datée d’il y a quinze jours, et ils ne sont point revenus à Paris. Leur serait-il arrivé malheur?

Martinet hocha la tête.

– Tout est possible, fit-il. Et je crains bien que tout ne soit pas terminé avec ce misérable… Vois-tu, ma femme, nous avons été des sots, et Mme Lawrence aurait dû nous laisser accomplir notre besogne. Je comprends la pitié mêlée de terreur qui la fit s’interposer entre nous et l’Homme de la nuit… Il n’empêche qu’elle a eu tort et qu’elle pourrait le payer cher… Et, si tu veux toute ma pensée, je te dirai une chose: c’est que je suis fort étonné que le malheur que je redoute pour eux ne soit pas déjà arrivé. Le roi de l’huile ne doit certainement pas se tenir pour battu.

– Souviens-toi, fit Mme Martinet, que le prince Agra veille sur eux.

– C’est juste! Et, à en croire la correspondance de Pold, il leur a déjà épargné quelque catastrophe.

– C’est lui qui leur a ordonné de partir pour le Midi et c’est lui qui leur ordonne de revenir à Paris.

– Ils ne l’ont point revu?

– Non. Ils ne savent où il est, mais un fait certain, c’est qu’il veille, puisque, chaque fois qu’ils courent un danger, le prince sait les en avertir.

– Vois-tu, tout cela finira mal… je le crains…

– Dans sa dernière lettre, Pold disait qu’ils espéraient être délivrés de l’Homme de la nuit et qu’il y avait au moins trois mois qu’ils n’en avaient entendu parler.

– Je souhaite que cela continue et qu’ils goûtent quelque tranquillité… Et, cependant…

– Et, cependant, je redoute qu’il ne leur prépare quelque coup terrible de sa façon…

Ils s’entretinrent encore de l’Homme de la nuit, et M. Martinet fit à sa digne compagne, pour la vingtième fois au moins, le récit du drame de l’Union Pacific railway.

Maintenant, le couple Martinet n’ignorait plus rien des causes de la haine d’Arnoldson pour la famille Lawrence. Adrienne, dans une réunion où elle avait convoqué M. et Mme Martinet, et où se trouvait son fils, avait jugé bon de s’expliquer là-dessus de telle sorte que les paroles d’Arnoldson à l’auberge Rouge avaient été comprises de tous. Elle voulait ainsi que son fils et ses amis fussent à même de juger la fatalité qui l’avait acculée, dans une effroyable minute, à commettre un crime. M. et Mme Martinet avaient alors déclaré qu’ils n’eussent point agi autrement et lui avaient donné leur absolution.