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Un autre personnage aussi ne quittait guère le prisonnier, car Jonathan se considérait avec juste raison comme le prisonnier des Delawares. Celui-là était aussi grand, aussi fort que Joe. C’est cette égale puissance qui les avait réunis en une solide affection autant que l’infirmité dont ce colosse souffrait – car il était sourd-muet – et dont le guérit en partie le docteur Joe, puisque celui-ci enseigna à celui-là à exprimer sa pensée et à comprendre celle des autres, grâce à des signes fort ingénieux. Dans leur langage imagé, les Delawares appelaient ce formidable Peau-Rouge «l’Aigle», sans doute à cause de son regard qui semblait très dur et qui était infiniment puissant.

La nature paraissait avoir voulu remplacer ce qu’elle avait enlevé à cet homme du côté du tympan et des cordes vocales par la force dont elle avait doué sa prunelle.

Joe et l’Aigle tenaient donc compagnie à Jonathan, qui souffrait beaucoup moins des blessures de son corps que de celles de son cœur. La trahison de miss Mary lui était autrement douloureuse que les soins inexpérimentés de Joe et de l’Aigle. Une rage inexprimable, une soif inextinguible de vengeance, d’effroyable vengeance, le jetaient des heures entières dans un silence farouche. Sa pensée, toujours hantée du crime de Mary, qui l’avait voulu tuer pour sauver son amant, sa pensée agitait des projets de terrible revanche. Elle inventait des supplices.

C’est à cette heure-là qu’ayant jugé par lui-même combien les souffrances de l’âme sont supérieures à celles de la chair, il résolut de châtier «par l’âme». Il avait été frappé dans son amour: il frapperait les autres dans leur amour! Ah! l’amour! De quelle haine il allait le poursuivre! Ce qui faisait monter sa colère au paroxysme était cette considération qu’il n’avait pu être aimé, qu’il n’avait jamais été aimé pour lui-même, qu’il ne le serait jamais! Il songeait, avec furie, qu’avec son immense fortune, les centaines de millions qui constituaient sa fortune, il n’avait pu acheter une minute de l’amour d’une femme! Il avait acheté la femme, mais point son amour!

Il se décida. Ce fut une résolution soudaine, un serment terrible, qu’il se fit à lui-même de ne plus vivre que pour la haine de l’amour. En attendant qu’il se vengeât sur Mary et sur Charley – car il était décidé à attendre longtemps pour se venger davantage – il se vengerait sur les autres, il exercerait sa vengeance, il aiguiserait les instruments de sa vengeance sur l’amour des autres! Cela lui permettrait, plus tard, beaucoup plus tard, de frapper à coup sûr. Et cela lui donnerait la patience d’attendre!

Et d’abord, il fallait qu’on le crût mort. Il fallait que Charley et Mary vécussent en toute tranquillité et l’oubliassent complètement… Le hasard le servit.

Un des prisonniers des Delawares, qui était justement l’un des voyageurs disparus dans l’attaque d’un des derniers convois, voulut, un soir, s’échapper du camp et n’hésita pas à tuer une sentinelle qui gênait son projet. Il fut surpris, dans sa fuite, par un Peau-Rouge qui le tua d’un coup de carabine.

Jonathan expliqua à Joe qu’il lui fallait ce cadavre. Il y avait eu entre Joe et Jonathan de longues conversations. Jonathan promit une récompense splendide à Joe si celui-ci exécutait ses ordres. Joe acquiesça à ces offres. Le cadavre fut défiguré. On l’habilla des vêtements du roi de l’huile; on lui mit les papiers du roi de l’huile dans les poches et l’on alla porter ce cadavre dans les joncs de la rivière Platte, où il fut découvert quelques jours plus tard. Alors se répandit dans le monde entier la nouvelle de la mort du roi de l’huile, dont on doutait encore, malgré la disparition soudaine de Charley et de Mary qui avait fait croire à un drame intime.

Un mois plus tard, les Delawares quittèrent le camp volant qu’ils avaient établi sur la rivière, non loin de Julesbourg, et retournèrent chez eux, emmenant Jonathan dans une sorte de carriole, car il n’était pas encore tout à fait remis de ses blessures.

Déjà, avant cette époque, Joe s’était absenté du camp sur les prières de Jonathan et n’y était revenu que quelques jours plus tard. Ce fut à ce moment que des hommes de loi trouvèrent dans un secrétaire du bureau de la maison de campagne que Jonathan possédait sur les bords du lac Michigan un testament fort régulier qui laissait tous les biens du roi de l’huile, de par sa volonté, à celui qu’il appelait dans ce testament son «plus fidèle serviteur», à M. Harrison, qui, jusqu’à ce jour, avait occupé dans la maison de Jonathan le rôle de majordome et n’avait pas encore eu le temps de donner beaucoup de preuves de son dévouement, puisqu’il n’avait guère que vingt-deux ans, mais qui, en revanche, avait donné à Jonathan Smith la preuve absolue de son honnêteté en des circonstances où il lui aurait été loisible de s’approprier des sommes considérables.

On s’étonna beaucoup et l’on parla longtemps de ce legs extraordinaire, auquel nul ne s’attendait. Mais, comme le roi de l’huile n’avait pas de parents et que le testament était régulier, il fallut bien en passer par la volonté du testateur.

La vérité était que tout s’était fait par l’entremise de Joe, auquel Jonathan avait raconté ses terribles aventures, en lui promettant de se l’attacher pour la vie s’il voulait servir ses projets. Jonathan avait jugé Joe fort intelligent, et celui-ci ne manqua pas de lui rendre bientôt les plus signalés services. C’est ainsi que, sur ses indications, il substitua au testament qui était dans le secrétaire de Jonathan, testament qui instituait Mary sa légataire universelle, un autre testament olographe, antidaté, naturellement, que lui remit au camp Jonathan et qui donnait toute la fortune à Harrison.

Quelques jours après, Joe s’éloignait du petit village qui constituait la capitale des Delawares dans les territoires réservés et où l’on avait transporté Jonathan Smith. Quand il revint, il avait avec lui Harrison. Celui-ci vint à Jonathan lui jurer une fidélité absolue. Il savait par Joe toute l’histoire, tout le crime. Déjà il haïssait Charley de ce qu’il avait plus que lui encore la confiance de Jonathan. À lui aussi la vengeance serait douce, disait-il.

– Si tu m’obéis, je te récompenserai, lui dit Jonathan, comme jamais serviteur n’a été récompensé en ce monde. Si tu me trahis, la mort est sur toi. Toute la fortune du roi de l’huile est à toi, mais tu n’y toucheras point. Sinon, Joe, l’Aigle et moi nous saurons te châtier. Tu as un an pour tout liquider, pour tout vendre, tout emporter. Joe ne te quittera pas. Moi, j’irai m’établir avec l’Aigle sur les bords du lac Érié, d’où je te surveillerai, prêt à te découvrir, prêt à me montrer, prêt, au besoin, à retarder ma vengeance sur Charley pour l’exercer d’abord sur toi!