– Vous attendrez trop longtemps… Votre vengeance vous échappera…
– Pauvre fou!… J’attendrai qu’ils aient perdu même mon souvenir… J’attendrai qu’ils soient riches et pleins de quiétude. J’attendrai qu’ils aient des enfants, de beaux enfants, Harrison, de beaux enfants…
Et Arnoldson riait atrocement.
– J’attendrai aussi que je ne l’aime plus… car mon cœur est encore plein de mon amour, vois-tu… et je ne veux pas avoir d’hésitation à l’heure du châtiment… Il faut savoir attendre… Si tu es las déjà, va-t’en!…
Mais Harrison restait. Il avait donné sa parole au roi de l’huile et il était ainsi fait qu’il ne la reprendrait jamais.
Quand Arnoldson se décida à sauver son fils, il n’était vraiment que temps. William n’eût pu résister encore à quelques semaines de misère. La constitution du petit, qui était d’une robustesse peu commune, prit bientôt le dessus, et William fut debout et bien portant un mois à peine après qu’Arnoldson l’eut ramassé sur la paillasse de la taverne de Boston.
Dire la reconnaissance de l’enfant et l’amour qu’il voua à celui qui le traitait alors comme le plus chéri des fils serait impossible.
Ce fut alors qu’Arnoldson passa avec William ce qu’il appelait son contrat. Il lui promit tout ce qu’il lui donna plus tard, à la condition que le petit obéît en tout et toujours, et qu’il se montrât son élève soumis. Arnoldson apparaissait à William comme un dieu bienfaisant. Il se donna à ce dieu sans hésitation.
Immédiatement commença l’éducation spéciale dont il fut déjà parlé et qui fit de William l’être unique qu’avait rêvé Arnoldson. On voyagea beaucoup, toujours avec Joe et l’Aigle et les professeurs du moment. On restait deux ans dans une contrée, et, William s’étant familiarisé avec la langue de cette contrée, on passait à une autre. Arnoldson parcourut ainsi la terre, certain qu’il retrouverait, un jour, Charley et Mary exploitant l’invention qu’ils tenaient de Mr Wallace. Et, en effet, il les retrouva finalement au Siam, où ils vivaient sous les noms de M. et Mme Lawrence, se faisant passer pour des Français d’origine anglaise. Ils avaient, à cette époque, deux enfants, et semblaient en train de faire fortune avec l’exploitation du minerai d’or.
Ce fut Harrison qui fut chargé de contrôler tous ces renseignements, et, quand il en eut reconnu l’exactitude, Arnoldson déclara qu’il fallait bien se garder de troubler Charley et Mary dans leurs travaux. Il ne voulut point les voir et fit tout pour les éviter. Enfin, s’étant assuré que, s’ils quittaient le pays, il en serait tout de suite averti, il revint en Europe.
Arnoldson, quand il ne s’occupait pas de son fils, s’occupait de sa fortune. Au bout de vingt ans, cette fortune, tant par les opérations heureuses auxquelles il se livra que par l’amoncellement des capitaux et des intérêts, avait dépassé de beaucoup le milliard.
Arnoldson était l’un des maîtres de la terre. C’est alors qu’il produisit son œuvre, ce prince Agra, auquel il venait d’acheter des terrains immenses dans les Indes anglaises, et dont l’apparition devait causer tant de drames dans les sociétés du vieux monde.
Enfin, trois années avant l’époque où se passent les événements qui nous occupent, Lawrence, sa femme et ses enfants étaient venus s’installer à Paris. Joe fut chargé de les surveiller et d’organiser autour d’eux cette surveillance, pendant qu’Arnoldson préparait tout pour une vengeance qu’il avait annoncée très proche.
Joe avait donc, depuis trois ans, acquis, à deux pas de la villa de Lawrence, l’auberge Rouge, dans laquelle nous avons vu entrer cette famille dont l’Homme de la nuit avait juré la perte!
II OÙ D’ANCIENNES CONNAISSANCES SE RETROUVENT
Lawrence et sa femme, Lily et Pold s’étaient «engouffrés» dans l’auberge Rouge.
Pold alla tout de suite à l’âtre et s’écria:
– Mais elle est très bien, cette auberge-là! très bien! Elle n’existerait pas qu’il faudrait l’inventer!
Tous les voyageurs se pressaient autour du foyer. Ils étaient trempés «jusqu’aux os», et chacun présentait ses vêtements à la flamme avec une satisfaction visible.
L’équipage avait, en effet, subi de multiples aventures depuis qu’il avait été tiré de son premier embarras par le cavalier mystérieux qui était apparu sur la route.
Les voyageurs s’étaient d’abord arrêtés à Dainville, dans l’intention d’y chercher un refuge pour la nuit; mais, la porte de l’unique auberge du village étant restée hermétiquement close, malgré les coups dont on la cribla, il avait bien fallu se décider à remonter dans le landau et à tenter, coûte que coûte, d’atteindre le bois de Misère et la villa des Volubilis.
La voiture était à mi-route de Dainville et de Villiers quand l’orage éclata dans toute sa force. Les chevaux refusèrent d’avancer. Les hommes durent descendre et, prenant les guides, conduire les bêtes, épouvantées. Ce n’est qu’au prix de mille efforts que l’on arriva en face de l’auberge Rouge, dont les fenêtres, éclairées, apparaissaient, à travers les arbres, comme le phare d’un port de salut, vers lequel les voyageurs se précipitèrent avec un enthousiasme facile à comprendre.
Pold, se chauffant toujours, cria:
– Garçon!
Aucun «garçon» ne se présentant, il jeta autour de lui un regard qui finit par rencontrer le noir géant, lequel avait paisiblement refermé la porte de son établissement et contemplait en silence les clients inattendus que l’orage lui amenait.
– Tiens! un noir! fit Pold.
Il ne broncha pas.
Joe continuait à le regarder sans répondre.
– Je vais lui parler «petit nègre», reprit Pold.
À ce moment, un dernier coup de tonnerre éclata sur le bois de Misère. Pold montra, d’un doigt, le plafond et demanda:
– Ti dis à li si paratonnerre.
Joe répondit:
– Non, monsieur, il n’y a pas de paratonnerre à l’auberge Rouge. Mais l’orage s’éloigne. Vous ne courez plus aucun danger, et, si vous ne pouvez continuer cette nuit votre chemin, je serai heureux de vous offrir l’hospitalité.
Le cocher entra alors et déclara qu’il était dans l’impossibilité la plus absolue d’aller plus loin. Les chemins étaient impraticables, et il fallait renoncer à l’espoir d’atteindre, cette nuit-là, la villa des Volubilis.
Il fut décidé tout de suite qu’on passerait la nuit à l’auberge Rouge, et l’on ordonna au cocher de mettre ses chevaux «à l’abri».