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Sur la prière de Lawrence, il s’assit à côté d’Adrienne, qui retint à grand-peine un mouvement de répulsion au voisinage de cet homme, pour lequel elle sentait naître en elle une puissante antipathie. Il se glissa donc près d’elle en silence. Il lui eût été impossible alors de prononcer un mot.

Les passions les plus contradictoires agitaient son être.

Adrienne! Mary! Qu’elle était belle encore!

Elle était loin de paraître ses trente-sept ans. Elle était de ces femmes auxquelles on accorde pendant dix ans la trentaine. Elle était la femme, dans toute la splendeur de ses formes.

Cependant que les convives se partageaient le modeste repas servi par Joe, repas de viandes fumées et de conserves, l’Homme de la nuit regardait Adrienne. Derrière ses lunettes noires, ses yeux fixaient cette femme qu’il haïssait de toutes ses forces et… qu’il aimait de toute son âme.

Quand, par hasard, son regard errait sur les autres personnages que l’orage avait jetés d’une façon si imprévue autour de la table de l’auberge Rouge, il n’éprouvait à les voir nulle émotion; pas même de la colère. Leur sort, qu’il avait fixé, l’était si définitivement que ces gens ne semblaient plus l’intéresser. Il les avait condamnés. Il savait par quels supplices intermédiaires il les ferait passer avant l’expiation finale.

Aussi, laissant Lawrence, Pold et Lily, revenait-il toujours à Adrienne. Pour elle aussi, il avait cru pouvoir, de longue main, préparer sa vengeance, et voilà qu’un événement auquel il n’avait pas songé dérangeait ses plans. L’insensé, qui avait pensé n’avoir plus pour cette femme que de la haine et qui découvrait, tout à coup, qu’il l’aimait encore! La seule vision de la jeune fille d’autrefois transformée, en beauté, en la femme d’à présent lui révélait cette chose qu’après vingt ans il eût cru impossible! L’Homme de la nuit aimait cette femme! Malgré le crime!

Et il se rapprocha d’elle en souriant, et de quel sourire! D’un mouvement lent, la regardant toujours et souriant toujours, il s’approchait.

Elle surprit ce mouvement, et Adrienne se détourna, ne pouvant dissimuler l’aversion qu’elle ressentait pour l’Homme de la nuit.

Alors, une colère furieuse, une rage monstrueuse déchira l’âme d’Arnoldson. Et, pour cacher, pour dissimuler à tous les sentiments abominables qui l’agitaient, il souriait toujours!

Mais, en lui-même, il y eut soudain une grande joie, une allégresse infernale. Il avait trouvé! Il aimait Adrienne et il la haïssait. Or, ne venait-elle point d’exprimer, d’un geste de recul, toute l’horreur qu’il lui inspirait. Ah! sa vengeance, il la tenait enfin. Que pouvait-il inventer de plus horrible que de la châtier de son amour, à lui? Il lui infligerait le pire des supplices: son amour; et, de la voir se débattre sous l’étreinte de cet infâme amour, la haine qui était toujours en lui y trouverait également son compte!

L’Homme de la nuit, ayant arrêté ces choses, dit:

– Madame, excusez-moi de vous regarder ainsi, mais il me semble vous avoir déjà rencontrée quelque part…

Adrienne répondit, avec effort:

– Cela m’étonnerait beaucoup, monsieur, car je sors fort rarement, et l’on ne me voit guère dans le monde.

– Aussi n’est-ce point là que je vous vis, madame. Si mes souvenirs sont exacts, cette rencontre daterait déjà de quelques années.

– À cette époque, nous n’étions pas encore en France, monsieur.

– Eh! mais c’est bien cela! s’exclama l’Homme de la nuit. Je vous ai vue, madame, en Asie, et cette heureuse rencontre eut lieu au Siam!

– Au Siam! firent à la fois Lawrence et sa femme. Au Siam! Nous étions bien au Siam!

– Mais… je ne me rappelle pas… dit Lawrence.

– Pardon, pardon! vous confondez, monsieur, interrompit l’Homme de la nuit. Il n’est pas étonnant que vous ne vous rappeliez point une rencontre que je n’eus pas avec vous. J’ai dit: «avec madame.»

– C’est curieux! Et dans quelles circonstances? demanda Adrienne.

– La chose s’est passée un soir, à Bangkok, sur la rive du Meinam. Vous étiez seule, madame, et vous rentriez, sans doute, chez vous. Le hasard voulut que la route que je suivais se croisât avec la vôtre. Deux Chinois ivres s’approchèrent de vous et vous tinrent de tels propos que je vous entendis crier, car ils avaient joint bientôt le geste à la parole.

«Leur attaque se précisa, et vous vous débattiez, quand j’accourus et les mis en fuite de quelques coups de revolver. Vous étiez fort émotionnée.»

– Mais cette histoire est parfaitement exacte! s’écria Lawrence. Et je me rappelle, en effet, tous les détails de l’événement, que ma femme me narra à son retour.

– Eh bien, monsieur, l’homme qui rendit ce léger service à mon aimable voisine, je vous le présente: c’est moi!…

– Vous! fit Adrienne… J’avais cru, dans la nuit, distinguer une autre silhouette que la vôtre…

– La nuit, fit Arnoldson en souriant, la nuit, madame, tous les chats sont gris… C’était moi!

– Alors, monsieur, déclara Lawrence, nous vous remercions. Je n’oublierai point ce service, et veuillez me considérer comme votre ami. Mais, vraiment, que la Providence a des combinaisons bizarres! Au Siam, nous n’avons pu retrouver l’homme qui prit la défense de ma femme, et il nous faut un orage à Villiers-sur-Morin pour que nous puissions enfin le remercier dans un coin du bois de Misère!

Arnoldson s’inclina:

– Je bénis l’orage, monsieur. Non point parce qu’il me donne l’occasion de vous faire le récit d’un bien petit exploit, que la modestie m’ordonnerait de taire, mais parce que, grâce à lui, j’espère que des relations amicales s’établiront entre nous.

Il se tourna vers Pold et Lily et dit, en riant de son affreux sourire:

– Vous avez des enfants! De bien beaux enfants! Or moi, vous savez, je les adore, les enfants!… Je les adore…

– Nous serons heureux de vous recevoir à la villa des Volubilis…

– Et moi, monsieur, si vous voulez accepter de temps en temps l’hospitalité à la villa des Pavots (c’est ainsi que j’ai nommé ma nouvelle propriété), vous me verrez le plus heureux des hommes!

Lawrence s’inclina. Adrienne ne soufflait mot.

– Et puis, continua l’Homme de la nuit, je crois que nous aurons souvent l’occasion de parler d’affaires. Vous vous occupez beaucoup de mines d’or. Voyez comme cela se rencontre encore: ma fortune, à moi, est à moitié basée sur les mines d’or. Il n’y a rien d’étonnant à cette rencontre d’intérêts, et c’est certainement ce qui nous amena jadis, vous et moi, au Siam.