– C’est une nature exceptionnelle!
Puis l’heure du départ de Lawrence était arrivée. Il se leva.
– Je vous laisse, dit-il. Pour rien au monde je ne voudrais manquer mon train ce soir: de puissants intérêts m’appellent à Paris.
– Lesquels? demanda encore Adrienne.
– Je te les dirai plus tard, ma chérie.
Et il avait déposé un baiser sur le front d’Adrienne, un baiser dont elle sentit toute l’indifférence. Il fit, avant de sortir:
– Je vous laisse… Au revoir, sir Arnoldson. Tenez quelque peu compagnie à ma femme et faites-lui comprendre qu’il est des heures où les affaires doivent faire oublier les devoirs de l’hospitalité.
Il serra la main d’Arnoldson et s’en alla.
Pold, qui songeait déjà à Mme Martinet, quitta bientôt la table. Lily le suivit.
L’Homme de la nuit et Adrienne restèrent en face l’un de l’autre.
VII UN SINISTRE AMOUREUX
Il était neuf heures et demie environ. Le dîner avait eu lieu au fond du jardin, sous une sorte de kiosque dont les murs disparaissaient sous les plantes grimpantes.
Par la porte entr’ouverte, la nuit entrait, toute parfumée de la respiration des fleurs.
Pas un bruit ne partait du jardin, pas un bruit ne venait de la villa.
Arnoldson et Adrienne étaient seuls, parfaitement seuls.
Ce silence, ce calme absolu, cette paix de toutes choses semblaient fortement impressionner Mme Lawrence, qui, soudain, prit peur de la solitude dans laquelle on l’avait laissée en face de cet homme.
Car Arnoldson lui faisait peur. Elle se leva, bien que son hôte touchât encore aux fruits du dessert.
Elle dit:
– Monsieur, si vous le voulez, nous rentrerons à la villa… Lily nous fera un peu de musique… Rentrons, monsieur; je sens que le froid de la nuit pourrait nous gagner, dans ce kiosque ouvert à tous les vents, à tous les courants d’air…
– Le froid, madame? fit Arnoldson fort tranquillement, et sans se déranger le moins du monde, le froid? Mais nous n’avons pas encore eu de nuit aussi chaude…
– Il n’empêche que les courants d’air… hasarda Adrienne, fort intriguée de l’attitude d’Arnoldson, qui ne se levait pas, bien qu’elle eût déjà quitté son siège.
– Ah! ah! les courants d’air!… Eh! madame, vous voulez rire? Eh bien! rions…
Et, avec son infernal sourire, Arnoldson montra d’un geste lent les bougies allumées sur la table.
– Regardez cette cire qui brûle, madame. Contemplez cette flamme, immobile et droite, et dites-moi s’il y a des courants d’air…
Adrienne tressaillit à ce langage inattendu. Elle ne comprenait point l’obstination de cet homme, et elle en était épouvantée. Elle avait envie de fuir. Elle repartit d’une voix tremblante d’anxiété:
– Alors, monsieur, vous ne voulez pas me reconduire à la villa?… Excusez-moi, mais j’ai des ordres à donner pour demain…
Et elle se dirigea vers la porte.
Un geste de l’Homme de la nuit l’arrêta.
Elle attendit. Que voulait-il d’elle?
Maintenant, Arnoldson avait pris un abricot, qu’il piqua de sa fourchette d’argent, et il regardait cet abricot au bout de cette fourchette.
– Des abricots en cette saison, madame? Vous avez des abricots superbes.
– Oui. Ils viennent de Grenade. Un ami…
– Un ami qui vous les a envoyés? Un ami?… Dites-moi, madame, fit Arnoldson en coupant l’abricot, dites-moi, vous avez beaucoup d’amis?
– Mais, monsieur… fit Adrienne, qui n’osait plus s’en aller et qui se demandait où cet homme voulait en venir, vous me posez des questions…
– … qui vous paraissent stupides, n’est-ce pas? Non, elles ne sont pas stupides… Je désirais savoir si vous avez beaucoup d’amis, parce que je voulais vous faire entendre qu’en ce cas vous pourriez réunir le dévouement de tous ces amis-là… et que ce dévouement collectif ne pourrait atteindre à la hauteur du mien.
Cela dit, Arnoldson se leva, se mit entre la porte et Adrienne et salua:
– Voilà ce que je voulais vous faire entendre, chère madame. Je suis bien ambigu, bien contourné, prétentieux peut-être dans mes compliments. Je ne sais point faire de compliments… Mais quelque forme qu’ils revêtent, ils sont toujours sincères, madame, oh! très sincères…
– Eh bien! monsieur, si vous êtes mon ami, comme vous le dites, comme vous me l’affirmez… laissez-moi passer, je vous en prie… laissez-moi partir…
– Vous êtes donc bien pressée?
– Oui. J’ai des ordres précis à donner… Je vous l’ai déjà dit, monsieur, je trouve votre insistance étrange… et votre politesse… est presque de… l’impolitesse…
Arnoldson se croisa les bras et ne répondit point à cette fin de phrase. Il se contenta de dire, fort calme:
– Cela tombe bien mal, chère madame, bien mal en vérité!… Vous êtes pressée, je ne le suis point. Vous avez des ordres à donner, les miens sont donnés!…
– Monsieur, si vous ne me laissez passer sur-le-champ, j’appelle… je crie…
– Vous n’appellerez ni ne crierez…
– Et qui m’en empêchera?
– Moi!
– La violence?
– Jamais, madame, jamais! Je vous dirai simplement ceci: «J’ai des choses fort intéressantes à vous raconter qui vous intéressent, vous et vos enfants… Si vous ne m’écoutez pas, ils seront frappés dans leur fortune, et vous… dans votre cœur…» N’est-ce pas, madame, que vous m’écoutez?…
Et il désigna d’un geste impératif un siège à Adrienne. Celle-ci, courbée maintenant sous la terreur que lui inspiraient les paroles de l’Homme de la nuit, obéit et s’assit.
Arnoldson vint prendre place à ses côtés.
– Je savais bien que nous finirions par nous entendre!
– Parlez, monsieur! Parlez vite! Qu’avez-vous voulu dire?
– Oh! ceci, uniquement ceci: c’est que M. Lawrence est en train de se ruiner, de ruiner sa femme et de ruiner ses enfants pour une maîtresse qu’il adore!…
Adrienne fut debout, et d’une voix éclatante:
– C’est faux, monsieur! Vous mentez! Vous mentez affreusement! Vous calomniez mon mari! Vous êtes un misérable!…
Arnoldson sourit:
– J’ai des preuves, madame…
– Des preuves?