– Des preuves indéniables…
Et il rit encore…
– De belles et bonnes preuves… je les ai…
Adrienne se laissa retomber sur sa chaise. Son front brûlait; elle porta ses mains désespérément à son front. Elle était horriblement pâle.
– Oh! dit-elle d’un accent indéfinissable. Oh!… vous avez des preuves!… Montrez-les-moi…
– Je vais vous les montrer, madame, elles sont là! là! là! fit Arnoldson en se frappant la poitrine. Vous voyez comme elles gonflent les poches de ma redingote, mes preuves!… Maintenant que vous êtes sage et que vous m’écoutez gentiment, nous allons, si vous le voulez bien, commencer par le commencement…
Adrienne plongea son visage dans ses mains.
– Pardon, fit Arnoldson, pardon. Je veux voir votre visage…
– Et pourquoi, demanda la malheureuse, voulez-vous voir mon visage? Pour y lire toute la douleur que me font éprouver vos paroles?…
– Est-ce qu’on sait, madame? Mais je serais bien cruel en vérité!… Non, ce n’est pas cela… Je veux voir votre visage parce qu’il me plaît, voilà tout.
Et il lui prit les mains et découvrit cette face douloureuse…
– Oui, continua-t-il, lentement, j’aime votre visage… plus que vous ne le croyez, madame. Vous êtes si belle! Quel est l’homme qui ne l’aimerait pas, votre visage? Et c’est parce que je vous… aime… – oh! madame… en tout bien tout honneur… à mon âge!… – et que je m’intéresse par sympathie à tout ce qui vous touche, que je suis venu vous avertir du malheur qui était suspendu sur votre tête… et qu’il est temps peut-être encore… d’atténuer… Oui, je me suis dit: «Cette pauvre Mme Lawrence, elle si belle, si bonne, si confiante!… Elle ne sait pas ce que c’est que le mal, me disais-je, et ne le soupçonne pas! Elle n’a sûrement jamais fait de mal de sa vie… pas même, eh! eh!… pas même à une mouche! Eh bien! je lui apprendrai ce que c’est que le mal… Cela la fera souffrir… mais cela lui rendra service… Eh! eh! elle m’en voudra d’abord, mais elle m’en sera certainement reconnaissante ensuite…» N’est-ce pas, madame, que vous m’en serez reconnaissante? réclama Arnoldson.
– Oui, monsieur. Mais parlez… parlez… Vous voyez bien que je souffre…
– Ah! comme vous êtes pressée!… Pour une pauvre petite fois que nous nous trouvons ensemble et que nous pouvons dire des choses intéressantes en dehors des importuns… Voyons! Je disais donc que vous m’en seriez reconnaissante… Vous me permettrez, par exemple, de venir vous voir de temps en temps, de vivre plus souvent à côté de vous, dans votre atmosphère, si douce… et puis vous ne retirerez peut-être pas votre main aussi précipitamment que vous l’avez fait, l’autre soir, à l’auberge Rouge, quand je vous l’embrassais le plus chevaleresquement du monde…
Arnoldson voulut, pour donner une conclusion à son préambule, prendre la main d’Adrienne, mais celle-ci la retira avec horreur.
– Ah! monsieur, s’écria-t-elle… Je vous haïssais déjà, mais, maintenant, je vous méprise et je vous maudis… Je comprends les dessous infâmes de votre dénonciation… Faites-la, s’il vous plaît… Elle m’intéresse trop, elle intéresse trop mes enfants pour que je la repousse, mais n’attendez jamais de moi la moindre… la moindre faveur, pas même, vous m’entendez, pas même vos lèvres sur ma main, en échange de votre épouvantable besogne.
Arnoldson fit, en secouant la tête d’un petit air entendu:
– Eh! voilà de nobles accents! Ce M. Lawrence, a-t-il de la chance d’être aimé d’une femme aussi parfaite que vous! Ah! l’insensé, qui ne se doute pas de son bonheur!… Alors, vous croyez que je n’ai rien à attendre de vous, madame?… Ça, c’est une opinion; moi, j’en ai peut-être une autre… En tout cas, c’est votre devoir de me parler ainsi… et moi, c’est le mien de vous dévoiler les vilenies de votre époux… Je commence…
Il continua à parler, regardant toujours Adrienne et semblant se délecter dans une joie abominable à la souffrance qu’elle ne pouvait s’empêcher de manifester.
– Vous avez certainement remarqué, madame, que votre mari n’était plus le même à votre égard, mais plus le même du tout, du tout! Ni à votre égard, du reste, ni à celui des autres… Il est distrait, parle peu, ne s’occupe guère de vous et ne s’intéresse plus au verbiage de ses enfants.
– Oui, monsieur, je me suis aperçue de ces choses.
– Et vous n’en avez point soupçonné la cause?
– Rien, dans la vie de mon mari, ne pouvait me faire croire qu’il ne m’aimerait plus un jour, qu’il cesserait d’aimer ses enfants. J’expliquais son attitude des jours derniers par l’ennui des affaires, car je sais qu’il joue dans les mines d’or et qu’il a des sommes considérables engagées…
– Eh bien! il ne s’agissait point simplement de sa fortune, madame: il s’agissait de son cœur.
– Et qui donc me l’a volé? réclama âprement Adrienne.
– Qui donc? Ah! madame, une bien petite personne en vérité, et il est vraiment malheureux de voir préférée à une femme comme vous, une cocotte qui a tous les vices.
– Une cocotte!… Mais alors, monsieur, vous voulez vous moquer de moi?… Il s’agit là, sans doute, de quelque frasque dont je ne le croyais, certes, pas capable, mais qui n’a aucune importance…
– Elle est la plus dangereuse des femmes, madame. Il y a six ans, deux hommes se sont suicidés pour cette cocotte. Depuis, d’autres se sont ruinés. Pour elle, votre mari se ruine, et il se suicidera peut-être.
– Son nom?
– Elle s’appelle Diane, et tout Paris la connaît.
– Cette Diane qui monta sur les planches des Folies, et qui eut quelques succès dans les music-halls?
– Elle-même. Elle monta sur les planches et va y remonter. Les Folies commenceront ce spectacle dans quelques jours.
Adrienne se taisait maintenant. Elle souffrait tant qu’elle n’avait plus la force de protester. Elle sentait que quelque chose d’irrémédiable se passait. Chaque mot de l’Homme de la nuit la frappait au cœur.
Arnoldson se rendait parfaitement compte de l’état d’âme d’Adrienne. Il lisait sur sa face toute l’horreur que lui inspirait l’acte de Lawrence, cette chose redoutable et imprévue: son amour pour une autre.
– Ils se sont vus, je crois, pour la première fois, dans une fête aux Variétés-Parisiennes, continua-t-il. C’est du moins là qu’ils se sont parlé pour la première fois. Votre mari fut frappé de la beauté de cette fille, mais ce n’est que plus tard, dans une soirée chez Diane où il fut invité, qu’il commença à l’aimer. Était-ce de l’amour? Faut-il donner le nom d’amour à une passion inavouable, à un irraisonné entraînement des sens dont il fut soudain la victime quand il fut entré dans la presque intimité de Diane?…