«Car votre rivale, madame – cette fille est votre rivale – lui ouvrit son intimité.
«Pour lui, elle se montra charmante et usa de toutes les séductions. Était-ce là le résultat d’une grande sympathie pour M. Lawrence? Voilà ce que je ne sais pas, ce que nul ne sait, ce que personne peut-être ne saura jamais.
«L’âme de cette fille, si tant est qu’elle ait une âme, est quelque chose d’insondable et d’incompréhensible. On l’a vue marquer de l’amitié pour des gens qu’elle haïssait et prouver de la haine pour d’autres qu’elle adorait.
«Quoi qu’il en soit, il devint son esclave, sa chose…»
Adrienne leva sur l’Homme de la nuit des yeux d’une douleur telle qu’il s’arrêta. Mais on ne savait s’il se complaisait dans la vision de ce regard douloureux ou s’il regrettait d’être la cause, le messager de tant de malheurs.
La première hypothèse devait être la vraie, car il reprit son récit, frappant encore, portant des coups plus décisifs à la pauvre Adrienne.
– Oui, madame, reprit-il, il fut sa chose. Il l’est encore… Quand il est près d’elle, il ne voit qu’elle et, quand il s’en est éloigné, il y pense… Par quels moyens Diane est-elle arrivée à s’emparer ainsi de votre mari? Mais à cette heure il est bien à elle, tout à elle…
– Quelle ignominie! murmura Adrienne.
– Quelle ignominie, en effet. Rien n’a pu l’arrêter sur cette pente: ni le respect de sa femme, ni l’amour de ses enfants. Cette fille a creusé pour cet homme un gouffre où il ensevelit d’une main légère et criminelle votre fortune à tous!…
Arnoldson ajouta, avec son sourire sinistre:
– Cette fortune si honnêtement, si durement gagnée… cette fortune… qui… qui ne devait rien à personne!… N’est-ce pas, madame, qu’elle ne devait rien à personne, votre fortune?
Adrienne répondit, d’une voix qui n’était qu’un souffle:
– À personne…
– Eh bien, chère madame… que Lawrence continue quelques mois encore… et elle devra quelque chose, votre fortune…
– À qui?
– À moi…
– À vous?… Vous toujours!… J’avais raison, monsieur, de vous redouter, d’éprouver à vos côtés une terreur que je ne m’expliquais pas… Je vous jugeais un être dangereux et perfide… Comme je vous jugeais bien!…
– Moi? fit l’Homme de la nuit. Moi? un être dangereux et perfide?… Je ne tiens qu’à rendre service à mes amis. M. Lawrence voulut bien se dire mon ami… Il me demanda service, et je me suis mis à sa disposition. Vous êtes bien ingrate!
– Monsieur, je vous en supplie, épargnez-moi le supplice de votre raillerie, et dites-moi tout ce que vous savez!… Tout… Vous paraissez fort bien renseigné.
– Très renseigné…
– Que vous me faites souffrir!…
– Vraiment! vous souffrez?… vous souffrez?… Beaucoup, n’est-ce pas?… Cette vallée est bien la vallée de misère…
Et, plus sinistre, il fit un mot affreux:
– La vallée du bois de Misère…
– Comment, monsieur, notre fortune vous devra-t-elle quelque chose?
– J’ai aidé votre mari dans des opérations sur les mines d’or, qui furent malheureuses. Il avait besoin, ce cher M. Lawrence, de gagner beaucoup d’argent. C’était pour cette femme… Elle avait des fantaisies, des lubies, des caprices…
– Il a joué en Bourse?
– Oui, madame, sur les mines d’or, et d’après une indication. Or – voyez comme la fatalité s’est abattue sur mon pauvre ami – il s’est trouvé que ses indications, qui étaient bonnes, furent mauvaises… Très mauvaises! Il a perdu! Et comme, malgré ses pertes, il a contenté les fantaisies dont je vous parlais tout à l’heure, voilà mon ami Lawrence dans un bien triste état!
– Il vous doit de l’argent, monsieur?
– Un peu… Mais ceci est affaire entre lui et moi… Nous réglerons la question d’argent. Vous, vous n’avez qu’à régler la question… la question amour…
Plus pâle qu’une morte, Adrienne se dressa devant l’Homme de la nuit.
– Si ce que vous dites est vrai, monsieur, je suis la plus malheureuse des femmes! Je ne reverrai pas mon mari de ma vie, ou, si j’ai le malheur de le voir, ce sera pour le chasser, loin de sa femme, de ses enfants et pour le maudire!… Mais, monsieur, votre conduite à vous me paraît tellement ignoble, votre façon d’être me dénote de tels instincts et de tels désirs, vous me paraissez si vil et si répugnant que je me demande si tout ce que vous m’avez appris ce soir n’est pas le résultat d’une odieuse machination, d’affreux mensonges! Voilà, monsieur, que je me reproche de vous avoir écouté, d’avoir, un instant, pu penser qu’un homme comme vous était susceptible de dire d’autres choses que d’infâmes et calomnieuses choses!
Avec un geste tragique elle cria:
– Vous mentez!…
Arnoldson sourit encore:
– Non, madame, je ne mens pas…
– Vous mentez, monsieur! Car, si vous ne mentiez pas, au lieu de toutes ces paroles, au lieu de tout ce verbiage… vous m’eussiez déjà montré les preuves dont vous me parliez tout à l’heure, ces preuves que vous n’avez pas!… Allons! vos preuves, monsieur! vos preuves!
– Que les femmes sont impatientes, madame! Ces preuves, je vous les montrerai…
– Ce soir! Tout de suite! Je les veux! Quelles sont-elles?
– Ce sont des lettres de votre mari à cette Diane. Elles vous éclaireront, croyez-moi, et vous ne douterez plus…
– J’attends!
Arnoldson ouvrit sa redingote et dit:
– Voyez, madame, comme il est des heures où l’on est distrait… Je croyais avoir ces preuves sur moi… Je ne les ai pas…
– Vous voyez bien que vous mentez!… Misérable!
– Madame, je suis peut-être un misérable, mais je ne mens pas. Écoutez-moi. Ces lettres, je ne les ai pas. Si je vous ai parlé de preuves, c’est que je voulais que vous m’écoutiez… Vous m’eussiez chassé déjà si je ne vous avais pas parlé de mes preuves… Mais je vous les apporterai… Je ne vous les ai pas apportées ce soir parce qu’il m’a plu de ne point le faire… Je ne fais que ce qu’il me plaît… Oui, madame, et il me plaît que vous attendiez ces preuves. Et vous les attendrez…