À cette muette question, le père Jules se chargea soudain de répondre:
– Ah! c’est, en effet, M. Pold, dit-il. Il va rejoindre sa maîtresse.
Mme Martinet poussa un cri:
– Sa maîtresse!
Elle crut qu’elle allait s’évanouir.
Mais ces commencements d’évanouissement n’avaient, chez elle, jamais de suites. Cela tenait à l’excellent état de sa santé.
– Que voulez-vous dire, père Jules, avec la maîtresse de M, Pold? Ce jeune homme a donc des maîtresses?
– Je ne sais pas s’il a des maîtresses, fit le père Jules, mais je sais qu’il a une maîtresse.
– Et laquelle, grands dieux?
– Une maîtresse avec laquelle il va passer la nuit à Paris. Oui, madame, c’est un petit dévergondé. Ainsi il est allé la rejoindre hier, ainsi va-t-il la rejoindre aujourd’hui, ainsi la verra-t-il demain.
– Mais son nom? demanda anxieusement Mme Martinet.
– Ah! son nom! son nom!
Joe intervint:
– Tu peux tout dire, mon vieux! Mme Martinet en sait aussi long que toi et moi là-dessus.
– Et comment cela? interrogea madame Martinet, écarlate.
– Mais oui, fit Joe, mais oui… Rappelez-vous les confidences que je vous ai faites, un jour, dans votre magasin de la rue du Sentier.
Mme Martinet cria rageusement:
– Diane!!!
Joe approuva de la tête et le père Jules fit:
– Diane, parfaitement, Diane. Ah! elle le perdra, pour sûr… Une tempête s’était déchaînée dans l’âme, ordinairement sans haine, de Mme Martinet. Elle se sentait soudain capable de commettre un crime pour châtier sa sœur de continuer à lui voler son Pold.
– Oh! ça ne se passera pas comme ça! ne put-elle s’empêcher de s’exclamer.
Joe et le père Jules eurent un regard et un sourire d’intelligence.
– Tout ça, fit Joe, tout ça, madame Martinet, c’est bien de votre faute.
– De ma faute? Et comment l’entendez-vous? De ma faute, s’il aime cette Diane, cette femme qui le perdra, après en avoir perdu tant d’autres?
– Oui, madame, continua Joe d’un air entendu, de votre faute.
– Expliquez-vous, de grâce…
– M. Pold était votre ami, disiez-vous. Si vous aviez eu réellement de l’amitié pour lui, vous l’eussiez empêché de tomber si bas.
– En quoi faisant?
– Mais en faisant votre devoir.
– Et en quoi, je vous prie, consistait mon devoir?
– Mais en racontant tout à sa famille. Croyez-vous que ce ne serait pas un service à lui rendre que de dire à son père: «Monsieur, votre fils est dans un bien mauvais chemin; je crois qu’il est temps de l’en faire sortir, et cela vous appartient. Comme je suis son amie, et qu’il est l’ami de mon mari, je crois de mon devoir de vous avertir. Dans quelques jours, dans un mois peut-être, il serait trop tard.»
– J’aurais dénoncé Pold à M. Lawrence?
– Sans doute. On ne peut le laisser décemment aux mains de cette femme. Je sais, continua Joe, je sais que c’est votre sœur…
– Ah! ma sœur ou non, c’est une misérable…
– Et ce n’est point cela qui vous arrêtera, n’est-ce pas madame?
– Au contraire!
Le père Jules prit à son tour la parole:
– Ah! madame, quelle reconnaissance le petit vous aurait plus tard, et combien nous serions heureux, nous, les vieux serviteurs de la famille, que vous prissiez une pareille initiative! Nous avons bien pensé à une lettre anonyme… Mais, outre que cela est lâche, on ne prend point toujours en considération une lettre anonyme. Ayez donc ce courage, madame. Et écrivez à M. Lawrence que son fils a des rendez-vous la nuit avec cette Diane, dans un rez-de-chaussée de la rue de Moscou.
Mme Martinet fut debout:
– Ils se voient rue de Moscou?
– Oui, madame.
– Ils s’aiment dans ce rez-de-chaussée?
– Oui, madame.
Joe fit:
– Dans ce rez-de-chaussée que vous lui avez meublé et tapissé…
– De mes propres mains, reprit douloureusement madame Martinet. Oui, de mes propres mains!
– Vous fûtes bien imprudente, dit Joe. Vous qui étiez d’un âge raisonnable et qui saviez à quoi sont exposés les jeunes gens, vous eussiez dû vous opposer à cette fantaisie. C’est une lourde faute, madame, que vous avez commise là. Et cette faute, vous ne pouvez la racheter qu’en disant tout au père, lequel mettra un frein à tant de débordements.
Mme Martinet trouvait les arguments de Joe fort justes. La haine que lui inspirait Diane et la jalousie qui lui déchirait le cœur la portaient à agréer les conseils de Joe et du père Jules. Elle regrettait amèrement la part qu’elle avait prise dans l’établissement de cette garçonnière où elle avait été si heureuse et où une autre avait déjà pris sa place.
– Il n’est que temps! disait le père Jules. Ah! le petit chenapan! Il la recevait déjà rue de Moscou avant votre arrivée à la campagne.
– Pas possible! fit Mme Martinet.
– Oui, madame, très possible! Un jour sur deux, il avait rendez-vous avec elle!
– Ah! le scélérat! s’écria-t-elle.
Et elle songeait qu’à cette époque elle avait elle-même rendez-vous avec lui tous les deux jours. L’autre jour était donc pour Diane. Elle était exaspérée.
– Du papier! s’écria-t-elle. Du papier!
– Et de l’encre, fit Joe en apportant ce que Mme Martinet demandait si rageusement. Voilà du papier et de l’encre: tout ce qu’il faut pour écrire, ma chère madame.
Mme Martinet se mit donc en mesure de dénoncer la conduite de Pold à Lawrence. Il ne faut pas oublier que la pauvre femme ignorait totalement les amours de Lawrence et de Diane et qu’elle ne pouvait se douter une seconde de la gravité extrême de son acte et des drames dont il pouvait être la cause.
Quant à Joe et au père Jules, ils étaient dans une grande jubilation. Le but que leur avait assigné Arnoldson était atteint. C’est ainsi qu’ils avaient dit à Mme Martinet que Pold se rendait depuis plusieurs soirs dans sa garçonnière de la rue de Moscou pour y recevoir Diane: or nous savons que Pold n’y avait pas remis les pieds, et qu’il ne s’y rendait ce soir-là que sur la promesse ferme que lui avait faite Arnoldson d’y amener la fameuse demi-mondaine.