Ici Adrienne ajouta, à voix basse, en regardant Lily qui ne la voyait point:
– … qui m’a faite veuve…
Agra l’arrêta encore:
– Et c’est pourquoi je me retire, madame. C’est pourquoi il est probable que vous ne me reverrez jamais plus. Oui, toute alliance est impossible entre nous. Mais, avant que je n’aie franchi le seuil de cette porte, laissez-moi vous avertir que la passion d’Arnoldson est telle qu’il ne vous laissera le repos qu’après l’avoir assouvie… à moins que quelqu’un ne se mette entre ses desseins et vous, contre lui et pour vous. Je serai celui-là.
Puis il se tourna vers Pold:
– Adieu, monsieur.
Pold s’inclina.
Mais Lily s’était levée et criait:
– Ne partez pas! William! Pourquoi m’abandonnes-tu, William? Pourquoi m’as-tu trompée?
Agra alla vers Lily.
– Ne pensez plus à moi.
Et il gagna précipitamment la porte.
Au moment où il allait disparaître, Lily lui cria:
– Ne plus penser à vous… Mais à qui voulez-vous que je pense?
Sa mère vint à elle.
– Ma fille, dit-elle, tu penseras à ton père!…
– À mon père?…
– Oui, Lily… à ton père… N’as-tu donc point vu mes vêtements de deuil?… Tu penseras à ton père… qui est mort!…
VII CE QUI SE PASSAIT, CETTE NUIT-LA, AUTOUR DE L’AUBERGE ROUGE
C’était une nuit lunaire, qui faisait les feuillages des arbres très pâles.
Il pouvait être dix heures. Pas un bruit dans le bois de Misère.
Sur la lisière de ce bois, les murs blancs de la villa des Volubilis et de la villa des Pavots, dressés les uns en face des autres, éclataient dans la nuit. Aucune lumière aux fenêtres. La villa des Pavots était déserte, et les hôtes des Volubilis semblaient déjà s’être livrés au sommeil.
Dans le bois, non loin de la route qui descendait vers Villiers, une lueur, une unique lueur tremblotait parmi les feuillages.
Cette lueur venait d’une fenêtre, au premier étage de l’auberge Rouge.
Une ombre se coucha derrière un talus, les yeux fixés sur cette lueur.
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que cette ombre fut rejointe par une autre.
Et une conversation à voix très basse s’engagea entre les deux ombres.
– Il est là? demanda l’ombre que nous avons vue venir des Volubilis à l’auberge Rouge.
– Oui, il est là. Voilà deux heures qu’il est arrivé. Il est dans cette chambre.
Et l’ombre montra la fenêtre éclairée.
– Du reste, tu vas le voir s’agiter tout à l’heure. Une demi-heure avant ton arrivée, mon petit Pold, quelqu’un l’a rejoint dans cette chambre. Ils doivent être à converser dans un coin. Quand son compagnon l’aura quitté, Arnoldson va recommencer ses cinq cents pas à travers la chambre, et tu vas le voir passer et repasser à la fenêtre. Il commence à s’impatienter. Il trouve sans doute que ta mère est bien lente à venir…
– Qui donc est avec lui, mon vieux Martinet? Tu n’as point reconnu celui qui l’a rejoint là-haut?
– Je crois bien que si. Ce doit être Joe. C’était bien sa carrure. Et puis, depuis trois heures que je surveille la maison, comme je n’ai vu arriver qu’Arnoldson, je ne pense point qu’il y ait en ce moment à l’auberge Rouge d’autres personnages que l’Homme de la nuit et le noir.
– Alors, tout est pour le mieux, fit Pold. Je n’osais point l’espérer. Tu sais qu’Arnoldson est ordinairement accompagné d’une sorte de géant qui a reçu l’unique consigne de veiller sur les jours précieux de son maître…
– Eh bien, aujourd’hui, il manque à la consigne.
– Ce géant, paraît-il, est terrible, et, avec cela, sourd-muet.
– Sourd-muet? interrogea Martinet, intrigué… sourd-muet?… Attends un peu… mon cornichon… attends… Eh bien, mon vieux, j’ai comme une vague idée qu’il ne viendra pas ce soir? continuait Martinet…
– À cause?
– À cause qu’il doit être en train de digérer une lame de couteau qui ne veut sans doute pas passer…
– Je ne comprends pas…
– C’est que je m’exprime mal. Sache donc que je l’ai estourbi.
– Quand? où ça?
– C’était, s’il m’en souvient, un soir où mon ami Pold était enfermé dans une certaine chambre de la rue de Moscou. L’ami Martinet passait par là, et comme il y avait un olibrius qui l’empêchait d’entrer, qui faisait le sourd à ses observations et refusait de lui répondre, et que les circonstances étaient au moins aussi graves que ce soir, l’ami Martinet a glissé son canif entre deux côtes de l’olibrius. Je ne pouvais pas deviner que, s’il ne m’entendait pas, c’est qu’il était sourd; que, s’il ne me répondait pas, c’est qu’il était muet…
– Heureuse fatalité, mon cher Martinet… Je t’avoue que s’il nous avait fallu lutter contre Joe et l’Aigle nous aurions couru quelques chances de sortir de l’auberge Rouge bien malades… Maintenant, il n’y a plus que Joe et l’Homme. Nous en viendrons à bout.
Martinet fit un geste d’assentiment.
Et il fit signe à Pold d’observer le silence.
La fenêtre du premier étage venait de s’ouvrir. Ils distinguèrent la silhouette de l’Homme, qui resta un instant dans le cadre de cette fenêtre.
L’homme regardait au loin, dans la nuit claire, du côté de la route qui montait vers les Volubilis.
Il fit un grand geste d’impatience et referma la fenêtre.
– Il est seul; Joe est redescendu, fit Martinet. As-tu vu son geste?… Il commence à trouver qu’on le fait poser…
– Oui, continua Pold; s’il se doutait de ce qui l’attend… il serait moins pressé… Martinet, voici l’heure d’aller chercher les femmes.
– Et toi? demanda Martinet.
– Moi, je reste.
– Dis donc, Martinet, fit Pold au moment où Martinet se préparait à le quitter, es-tu sûr du courage de ta femme?
– Comme du mien, mon ami. Maintenant que nous connaissons toute l’histoire, et que nous savons que le monstre a usé de nous, sans que nous nous en doutions, pour vous frapper… j’estime qu’il est de notre devoir de vous aider à vous débarrasser du bonhomme. Et, du moment où j’estime qu’il le faut, ma femme estime comme moi. Elle m’emboîte le pas, maintenant, Marguerite… Sur ce, je vais la chercher. Avec quelques paroles bien senties, je vais lui donner du cœur au ventre…